« La livre turque a atteint ce jeudi de son plus bas historique par rapport au dollar américain. Dans le même temps, le président turc réclame une nouvelle baisse des taux d’intérêt, bousculant les théories économiques classiques » dit Anne-Sophie Faivre Le Cadre dans Libération du 9 juin 2022.
Un plongeon sans fin. La livre turque a chuté ce jeudi à son plus bas niveau historique, perdant plus de la moitié de sa valeur face au dollar en un an. Alors qu’un billet vert s’échangeait contre environ 8,5 livres turques il y a un an, il se monnaie désormais plus de 17 livres, entraînant une inflation hors de contrôle et de nombreuses inquiétudes sur l’interventionnisme du président turc. Ce nouveau seuil a été atteint au lendemain de la visite à Ankara du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, venu discuter, sans succès, du passage des céréales ukrainiennes à travers la mer Noire.
L’une des raisons du marasme est la politique économique peu orthodoxe du président Erdogan, qui persiste à abaisser les taux d’intérêt pour endiguer l’inflation, à rebours de la théorie économique classique. Le chef de l’Etat justifie son entêtement par des références de plus en plus nombreuses au Coran, qui prescrit l’usure. Un discours opportuniste voué à contenter une base électorale usée par une crise sans fin, mais qui ne suffit plus à assurer son hégémonie dans les sondages. Une enquête réalisée en mai par l’institut de sondage MetroPoll montre que le soutien de l’opinion publique à l’AKP, le parti au pouvoir, est tombé à 26,5 % – son niveau le plus bas depuis la création du parti.
Antivols sur les couches et le lait maternisé
Pour le directeur adjoint de l’Iris, Didier Billion, les nombreux référents religieux émaillant les discours du président Erdogan sont révélateurs de son enfermement idéologique. «C’est d’autant plus étonnant qu’en réalité, ses discours sont coupés des possibilités de résoudre la crise. Par ailleurs, ses proches, cette bourgeoisie islamiste enrichie, n’hésitent pas à s’extraire volontiers des principes coraniques. Ces discours sont d’une hypocrisie absolue», martèle le géopolitologue.
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Après un plongeon historique au mois de décembre, la situation monétaire est restée stable pendant cinq mois grâce à un système de garanties assurant aux particuliers comme aux entreprises une compensation des dépréciations de la monnaie. Ce système – une hausse des taux d’intérêt qui ne dit pas son nom –, est financé par le Trésor public grâce aux impôts. Pour l’économiste turque Selva Baziki, cette solution, toute créative qu’elle soit, n’est que temporaire. «Le Trésor public va garantir ces pertes potentielles avec l’argent des contribuables. Cela a généré beaucoup d’inquiétudes, à juste titre, sur le transfert de richesse entre toute la population des contribuables et les épargnants, relativement plus riches», développe-t-elle.
L’inflation galopante entraîne une hausse des prix et un recul du niveau de la vie pour la majorité des Turcs, qui voient leur pouvoir d’achat s’éroder de jour en jour. Poignant détail, révélateur de l’ampleur du marasme : dans la majorité des supermarchés d’Istanbul, des antivols ont fait leur apparition sur les couches et le lait maternisé, denrées essentielles, devenues des produits de luxe pour une grande partie de la population. Un paquet de couches vaut ainsi 350 livres – près d’un dixième du salaire minimum, fixé à 4 250 livres.
«Autisme politique»
Les chiffres de l’inflation font l’objet d’une âpre bataille entre l’institut national des statistiques de Turquie (Tüik), une structure officielle contrôlée par l’Etat, et les économistes indépendants du Groupe de recherche sur l’inflation (Enag). Selon le Tüik, l’indice des prix à la consommation a augmenté de 69,97 % en glissement annuel en avril. Un chiffre fort éloigné des estimations de l’Ena, qui estime, quant à lui, que l’augmentation s’élève à 160 %.
En janvier, le directeur du Tüik, Sait Erdal Dinçer, a été limogé par le président turc après avoir expliqué dans un grand quotidien national qu’il se refusait de maquiller les chiffres de l’inflation, ayant «une responsabilité vis-à-vis des 84 millions de citoyens turcs». Fin avril, un projet de loi déposé par la majorité avant d’être rejeté visait explicitement l’Enag, prévoyant des peines allant jusqu’à trois ans de prison pour la diffusion de données économiques non-autorisées. «Nous sommes heureux de voir que le projet de loi n’a pas pu être approuvé. Bien qu’il y ait eu une érosion significative des institutions démocratiques au cours de la dernière décennie environ, moi-même et les membres de l’Enag sommes optimistes quant à l’avenir», affirme Kaan Basdil.
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Un optimisme loin d’être universellement partagé. Car en Turquie, le déclin de l’économie se conjugue avec un préoccupant déclin des libertés. «Il n’y a pas une corrélation mécanique entre les deux aspects, mais les attaques contre l’Etat de droit sont manifestes depuis de nombreuses années, analyse Didier Billion, géopolitologue et directeur adjoint de l’Iris. On peut admettre que la situation des droits démocratiques est catastrophique, de même que les libertés. Erdogan est dans une situation d’autisme politique préoccupante.»
La situation géopolitique internationale est un facteur aggravant pour une Turquie lourdement dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en hydrocarbures, et dont 50 % du gaz provient de Russie. Ces facteurs exogènes, l’interventionnisme du Président et le recul des libertés sont un cocktail explosif ayant conduit à une dépréciation de la monnaie puis à une hyperinflation. «M. Erdogan a voulu s’imposer comme l’économiste en chef du pays : il y a un problème majeur de compétence. Il s’est enfermé dans un système politique et économique qui le dépasse», estime pour sa part le directeur adjoint de l’Iris.
Dans ce contexte, quel avenir pour la livre turque ? Selon un responsable du ministère de l’Economie interrogé par Libération, la monnaie turque devrait continuer à perdre de la valeur et un euro pourrait s’échanger contre 28 livres (c’est 18 livres en ce moment) avant la fin de l’année 2022. «L’incertitude causée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine continuera à faire pression à la hausse sur les prix de l’énergie, et contribuera à augmenter l’inflation. Cette incertitude est amplifiée par l’incapacité du gouvernement à mener une politique économique appropriée», conclut l’économiste Kaan Basdil.
«Nous sommes des pantins»
«Travailler ici, c’est un désespoir renouvelé de jour en jour. Le résultat de notre travail est constamment manipulé. Nous sommes des pantins», soupire Gül (1). Cet économiste a intégré la Banque centrale turque après de brillantes études entre l’Europe et les Etats-Unis, en rêvant de servir son pays. Quelques années après sa prise de poste, sa désillusion n’a d’égale que le manque d’indépendance d’une institution pieds et poings liés aux décisions fantaisistes d’Erdogan, qui s’entête à la priver de son instrument le plus puissant pour endiguer l’inflation : la hausse des taux d’intérêt. Dans un contexte de tensions autour de la publication des chiffres officiels de l’inflation, les fonctionnaires de la Banque centrale sont soumis à une pression croissante. Une directive récente leur interdit ainsi de figurer dans des publications universitaires sans l’aval préalable de leur direction. Plus préoccupant encore, ces derniers mois, nombreux ont été les responsables de la Banque centrale à avoir subi des exils déguisés en mutation après avoir publiquement exprimé leur désaccord quant à l’absence d’indépendance de leur institution. L’économiste turc Ugur Gürses est le premier à l’avoir publiquement évoqué sur Twitter, en mars 2022.
Une pratique démentie par le gouvernement mais confirmée par l’ensemble des fonctionnaires de la Banque centrale rencontrés par Libération. «Quand on intègre la banque, on nous fait signer un papier indiquant que l’on donne notre accord pour travailler dans n’importe quelle ville. Ce n’est pas un hasard. C’est un moyen de pression particulièrement insidieux», souligne un économiste turc interrogé sous couvert d’anonymat, et ayant depuis quitté l’institution. Pour lui, le drame de la Banque centrale est d’être constituée d’économistes aussi compétents qu’impuissants face à l’ingérence du chef de l’Etat. «Ils veulent honorer cette position, sont engagés dans leur travail, qu’ils font très correctement. Mais leurs efforts sont foulés aux pieds par le président de la République», se désole-t-il.
Pour l’économiste Kaan Basdil, membre de l’Enag, la Banque centrale a perdu son statut d’organe indépendant depuis longtemps. «Cet état de fait concourt au déclin institutionnel de la Turquie. Ce qui se passe est ce que l’on attend d’une démocratie chancelante», estime-t-il. Un interventionnisme entraînant une inflation incontrôlable et la frilosité des investisseurs étrangers, peu enclins à adouber la politique économique farfelue du chef de l’Etat. La valse des directeurs de l’institution, limogés par le président Erdogan les uns après les autres, illustre l’impasse dans laquelle se trouve la Banque centrale. Depuis 2016, pas moins de cinq directeurs se sont succédé à sa tête. Aucun n’a, à ce jour, réussi à infléchir l’entreprise mégalomane d’un président qui se veut économiste.
Libération, 9 juin 2022, Anne-Sophie Faivre Le Cadre, Photo/Adem Altan/AFP