« Les mouvements féministes, derniers remparts au projet islamo-conservateur d’Erdogan en Turquie, sont la cible d’une répression accrue de l’ensemble des luttes sociales dans le pays, selon la sociologue franco-turque Pinar Selek, dont Ankara demande la condamnation à perpétuité » dit Clémence Mary dans Libération du 5 juin 2022.
En Turquie, en l’absence de chiffres officiels en la matière, seul le travail d’associations comme la plateforme «We Will Stop Femicide» permet de saisir l’ampleur des crimes contre les femmes. Pourtant, celle-ci est poursuivie depuis mi-avril devant la justice pour «activités contraires à la loi et la morale» et menacée de dissolution. Alors que l’audience vient d’être reportée à l’automne, Pinar Selek, maîtresse de conférences à l’Université de Côte d’Azur et spécialiste des mouvements sociaux, réinscrit ce procès dans le virage répressif du gouvernement contre les féministes, premières adversaires au projet de société islamo-conservateur porté par Erdogan. Réfugiée en France en 2011, la sociologue désormais franco-turque fait elle-même l’objet d’un procès à Ankara où elle risque la condamnation à perpétuité pour terrorisme, concernant des faits pour lesquels elle a déjà été relaxée trois fois.
Pourquoi poursuivre une ONG qui lutte contre les féminicides ?
Ce procès s’inscrit dans une politique de durcissement de la répression de l’ensemble des luttes sociales, dans lesquelles le mouvement féministe joue depuis les années 2000 un rôle majeur. Ces derniers mois, il y a un acharnement contre plusieurs groupes féministes kurdes, comme l’association de femmes Rosa à Diyarbakir dont une partie des membres sont emprisonnées. Le 8 mars dernier, plusieurs dizaines de militantes, intellectuelles ou artistes, ont été arrêtées pour avoir manifesté pour les droits des femmes à Istanbul, avec pour seul slogan «non aux féminicides». Puis le 25 avril, la justice turque a créé un nouveau scandale : huit militants pacifistes ont été condamnés à 18 ans de prison. L’accusation est plus qu’absurde : «tentative de renversement du gouvernement» par l’organisation des manifestations de Gezi en 2013 ! Je peux multiplier les exemples… Tout ça doit être analysé ensemble.
Comment expliquer la persistance des mouvements féministes dans un tel contexte ?
Le féminisme turc, jeune, s’est fondé contre l’instrumentalisation kémaliste qui faisait de la femme une vitrine de son pouvoir. Dans les années 80, ces mouvements ont été la porte d’entrée vers l’exploration de rapports sociaux jusqu’alors absents de la scène publique. Ils ont transformé le répertoire des luttes en initiant des alliances entre les mouvements féministe, LGBT, écologiste, antimilitariste, kurde ou arménien, malgré les conflits qui peuvent exister entre eux. A partir des années 2000, ce nouveau cycle de contestations, marquées par l’éclatement et la pluralité, se déploie dans un espace intermédiaire et fluide, difficilement contrôlable, où il est possible de continuer la résistance malgré la répression.
Quel tournant ont marqué les manifestations prodémocratie du parc Gezi et de la place Taksim en 2013 ?
Jusque-là, l’Etat ne prenait pas la mesure de ces transformations sociales pourtant de longue haleine et qui s’inscrivaient dans un mouvement plus large de rapprochement du pays avec l’Europe. Les manifestations du parc Gezi n’ont pas seulement été réprimées par une violence meurtrière faisant huit morts et des centaines de blessés, mais elle ont déclenché un long acharnement judiciaire dont sont victimes des milliers de personnes. La peur qu’elles ont engendré au sein du gouvernement a entraîné une répression grandissante des mouvements féministes, devenus un réel obstacle, voire le dernier rempart au projet de société islamo-conservateur qu’a mis en œuvre Erdogan après ces événements.
Ce projet ne menace pas seulement les féministes mais l’ensemble des femmes ?
Oui, car il a commencé à imposer plus ouvertement son ordre social. En 2016, Erdogan exhortait les femmes à faire trois enfants, remettant indirectement en cause pour la première fois le droit à l’avortement en Turquie. L’an dernier, la décision d’Ankara de se retirer de la Convention d’Istanbul (traité du Conseil de l’Europe de prévention des violences contre les femmes) s’inscrit dans la même ligne. Depuis 2018, l’alliance de l’AKP avec l’extrême droite a renforcé la militarisation de la société, avec la multiplication de milices. Comme ailleurs, ce climat viriliste favorise les violences contre les femmes.
Quelle est la place des féministes kurdes dans ces mouvements ?
Lors des élections législatives après 2013, le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, a été celui qui s’ouvrait le plus aux femmes. C’est pourquoi le gouvernement a commencé par s’attaquer aux féministes kurdes, notamment aux mairesses qui menaient localement d’importantes politiques d’ouverture, autour de Diyarbakir. De nombreuses députées kurdes sont aujourd’hui emprisonnées comme Leyla Güven, Sebahat Tuncel ou l’avocate Aysel Tugluk qui est très malade et dépérit en prison. Alors que l’Europe avait salué le courage des combattantes kurdes contre Daech, l’emprisonnement de ces députées n’a pas suscité de forte réaction européenne, ce qui incité le gouvernement à étendre sa répression.
Quel soutien tentez-vous d’apporter depuis l’Europe et la France ?
Sans ce procès kafkaïen qui me menace d’emprisonnement à perpétuité, je ne serais pas partie. D’ici, je tente de créer des ponts et de monter des initiatives de luttes transnationales comme Toutes aux frontières et FeministAsylum. Ne pas invisibiliser ces femmes qui croupissent en prison est très important car cela permet de redonner de l’espoir et de l’oxygène à ces militantes qui choisissent de rester. C’est pourquoi Erdogan tient absolument à couper l’impact international de ces luttes, en accusant régulièrement ses opposants d’être des espions de l’Europe. Malheureusement, force est de constater que compte-tenu des priorités géopolitiques actuelles, les institutions européennes restent passives.
Libération, 5 juin 2022, Clémence Mary, Photo/Adem Altan/AFP