Avec la condamnation du philanthrope Osman Kavala à une perpétuité incompressible, le président turc nargue l’opinion internationale et veut afficher la puissance d’Ankara, analysent les chercheurs Ahmet Insel et Nora Seni dans une tribune au « Monde ».
Conforté par le rapprochement avec les puissances occidentales à l’occasion de la guerre contre l’Ukraine, le président turc Recep Tayyip Erdogan se sent libre de poursuivre dans son pays une politique de criminalisation de toute contestation et de répression tous azimuts. Ainsi le philanthrope Osman Kavala a été condamné à la perpétuité incompressible, à l’issue d’un procès où le droit a été bafoué allégrement aussi bien sur la forme que sur le fond de l’aveu même d’un des trois juges du tribunal pénal qui s’est opposé à ce verdict et a réclamé l’acquittement et la libération de l’accusé.
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Détenu depuis le 1er novembre 2017, Osman Kavala est accusé de tentative de « renversement du gouvernement » en programmant, dirigeant et finançant les événements de Gezi, du nom de ce soulèvement populaire provoqué par le projet de réaménagement du parc du même nom, au centre d’Istanbul en mai-juin 2013. Sept autres prévenus, dont trois femmes, sont condamnés à la réclusion pour dix-huit ans pour « avoir aidé » Osman Kavala. Avocat, urbaniste, architecte, cinéastes, dirigeants d’université et d’ONG, ils comparaissaient libres. Ils ont été incarcérés le soir même du verdict.
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Or, en février 2020, un autre tribunal pénal avait acquitté tous les prévenus de ce même procès en soulignant qu’aucune preuve concrète n’accompagnait l’épais réquisitoire du procureur pour justifier ses accusations. Mais quelques heures avant sa libération à l’issue de la décision d’acquittement, Osman Kavala était arrêté sur ordre du procureur d’Istanbul avec deux nouvelles accusations échafaudées à l’occasion : espionnage et participation à la tentative du coup d’Etat de juillet 2015. Le président turc était intervenu pour contester la décision d’acquittement, comme il était intervenu auparavant plusieurs fois publiquement contre Osman Kavala, alors que son procès était en cours.
Aujourd’hui, ce qui n’est plus qu’une mascarade de justice prend une tournure tragique avec la condamnation à perpétuité d’Osman Kavala pour les chefs d’accusation dont il avait été acquitté, comme tous les autres prévenus, il y a deux ans. Il est cette fois-ci acquitté des accusations d’espionnage inventées par ce procureur, promu depuis membre de la Cour constitutionnelle. Kafka lui-même aurait eu du mal à imaginer un tel procès.
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La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Turquie pour la détention abusive d’Osman Kavala et elle a décrété la nullité des preuves portées à charge contre lui. Au nom de l’indépendance des tribunaux turcs et de leur souveraineté (!), Recep Tayyip Erdogan avait invité les juges à ne pas suivre l’arrêt de la CEDH. De son côté, le Conseil de l’Europe a entamé une procédure de sanction contre la Turquie pour le non-respect de la décision de la CEDH, mais la procédure est bien longue.
Satisfaire les nationalistes religieux
Avec la reprise ces derniers jours du dialogue entre la Turquie, l’UE et les Etats-Unis, d’aucuns avaient pu s’attendre à un verdict plutôt modéré le 25 avril. Or avec ces condamnations invraisemblables, le président turc décide manifestement de narguer l’opinion internationale, notamment européenne, et d’afficher l’autonomie et la puissance d’Ankara face aux chancelleries occidentales. Il satisfait ainsi les nationalistes religieux adeptes de cet islamo-turquisme dont il essaie par tous les moyens d’assurer la domination, comme il s’efforce de « fermer la parenthèse » de la modernisation occidentaliste lancée il y a plus d’un siècle.
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Ce qui importe surtout aujourd’hui pour Recep Tayyip Erdogan est de porter un coup de massue à la société civile moderniste, laïque, aspirant à la démocratie, et de désamorcer toute velléité de protestation. En proie à une crise économique dont le président est le principal responsable, la société turque manifeste de plus en plus de méfiance envers le pouvoir. Une crispation croissante se manifeste dans les rangs du gouvernement à la perspective de l’élection présidentielle et législatives qui auront lieu au plus tard dans quatorze mois. C’est bien la raison qui pousse l’autocrate turc à faire de la condamnation d’Osman Kavala et des sept autres accusés le symbole de son autorité.
En effet, cette décision pseudo-juridique est un élément de la stratégie de répression et d’intimidation de cette période préélectorale. Tout comme les arrestations massives des élus et des cadres du parti prokurde HDP et le procès visant à l’interdiction de ce parti devant la Cour constitutionnelle ; la reprise des opérations militaires contre les organisations kurdes au nord de la Syrie et de l’Irak ; l’interdiction des associations contre le féminicide et le retrait de la Convention d’Istanbul ; des ouvertures d’enquête contre des personnes, dont des députés, qui se sont exprimés en faveur de la reconnaissance du génocide arménien ; la préparation d’une loi interdisant la publication de données économiques contraires aux publications officielles ; la condamnation de dizaines de milliers de personnes pour injure au chef de l’Etat ; l’élargissement continu du champ des responsabilités de la direction des affaires religieuses, notamment dans le système éducatif ; la mise au pas des universités dont celle de Bogaziçi ; l’incarcération des journalistes…
On peut prolonger cette liste qui révèle la volonté implacable de Recep Tayyip Erdogan de transformer le régime d’autocratie élective en vigueur en une dictature islamo-nationaliste. Osman Kavala et ceux qui ont été condamnés avec lui représentent la quintessence de tout ce que Recep Tayyip Erdogan déteste de la culture occidentale : les libertés laïques et démocratiques. Aujourd’hui, les aspirants à ces valeurs sont bien seuls en Turquie. Laisser passer ces infractions majeures au droit parce que la Turquie est devenue incontournable dans le conflit ukrainien serait une erreur. Il est indispensable de tirer les leçons d’une trop longue inaction des démocraties occidentales face aux exactions de la Russie de Vladimir Poutine.
Ahmet Insel est Professeur émérite à l’université de Galatasaray, et éditeur.
Nora Seni est professeure émérite à l’université Paris-VIII, ancienne directrice de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.
Le Monde, 4 mai 2022, Ahmet Insel & Nora Seni