« La condamnation lundi à la perpétuité d’Osman Kavala à l’issue d’un procès arbitraire, suivie par des manifestations interdites, illustre un peu plus le glissement répressif d’Erdogan, qui profite de son rôle d’arbitre dans la guerre en Ukraine » rapporte Anne-Sophie Faivre Le Cadre dans Libération du 1 mai 2022.
Sombre semaine pour la démocratie en Turquie. Alors qu’Ankara use et abuse de son nouveau rôle d’arbitre du conflit russo-ukrainien, joué avec habileté mais sans résultats probants depuis le début de la guerre, le pays s’enfonce dans une dérive liberticide dont la condamnation à perpétuité et sans remise de peine du philanthrope et mécène Osman Kavala est le symbole.
Accusé d’avoir tenté de renverser le président Erdogan lors du coup d’Etat avorté de 2016 et placé en détention provisoire pendant quatre ans, le mécène turc a fait les frais d’une parodie de procès au cours duquel ont été convoqués, en guise de preuves, des billets d’avion ou une carte indiquant la localisation des colonies d’abeille en Turquie… Présentée comme étant une preuve de la volonté du mécène de redessiner les frontières du pays.
Virage géopolitique
Hasard du calendrier, le jour de sa condamnation coïncidait avec la venue, lundi, du secrétaire général des Nations Unies à Ankara avant son déplacement à Moscou et Kyiv. Une visite marquant le virage géopolitique majeur entrepris par la Turquie à la faveur de la guerre en Ukraine, se décentrant de la périphérie de l’Occident où elle était alors reléguée pour devenir un acteur revendiquant une hégémonie régionale.
Si Antonio Guterres a affiché son «soutien» aux efforts de médiation turcs, la condamnation d’Osman Kavala, dénoncée par le rapporteur du Parlement européen sur la Turquie comme par la ministre des Affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, n’a suscité aucun commentaire d’Antonio Guterres. Un aveuglement opportuniste masquant difficilement la gêne grandissante d’un Occident oscillant entre utilitarisme et mollesse vis-à-vis d’une Turquie dont la nouvelle puissance diplomatique ne doit pas faire oublier la dérive autocratique.
Vague d’arrestations
En nette contradiction avec les principes de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), l’incarcération d’Osman Kavala constitue un manquement de la Turquie à ses obligations internationales. Pour avoir tenté de le rappeler dans un communiqué commun, les ambassadeurs de dix pays occidentaux dont la France et les Etats-Unis – avaient manqué d’être expulsés au mois d’octobre. «Ils ne connaissent pas le droit international. Ce n’est plus l’affaire de la CEDH. C’est terminé», a balayé d’un revers de main le président turc en réaction au verdict jeudi.
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La désinvolture du président Erdogan face au droit n’a, pour l’heure, entraîné que des réactions modérées en Occident. Hormis les habituels communiqués de presse déplorant le recul de l’Etat de droit en Turquie, l’acmé de la contestation européenne face au verdict a été la convocation de l’ambassadeur turc à Berlin. Un acte symbolique dont le président turc, auréolé de son statut de médiateur du conflit, sait sans conséquences réelles.
A la suite du verdict, des manifestations interdites ont éclaté à Istanbul, Ankara et Izmir, entraînant une vague d’arrestations. La société civile voit en ce déni de justice une revanche personnelle du président Erdogan, ainsi qu’une volonté de faire taire les voix s’opposant au virage autocratique et liberticide entrepris de longue date par ce dernier. Le président turc a ainsi fait d’Osman Kavala l’ennemi public numéro un, l’accusant d’être le «Georges Soros de la Turquie». Un qualificatif traduisant la peur du président turc à l’idée d’un soulèvement populaire – le milliardaire d’origine hongroise ayant été, selon lui, à l’origine de nombreuses insurrections dans le monde.
Marasme économique
Car dans ce climat démocratique morose, la dérive autoritaire de la Turquie se fond avec le marasme économique orchestré par le président Erdogan. A rebours de la théorie économique classique selon laquelle une hausse des taux d’intérêt entraîne mécaniquement une baisse de l’inflation, le président turc s’entête à baisser les taux d’intérêt. Ces derniers mois, Recep Tayyip Erdogan a justifié son obstination interventionniste par des références fréquentes au Coran, ainsi que par une rhétorique complotiste fustigeant le «lobby des taux d’intérêt».
Un interventionnisme directement responsable de la fuite massive des investisseurs étrangers, refroidis par les discours clivants du chef de l’Etat comme par ses entailles à répétition vis-à-vis de l’Etat de droit. Dernière ombre en date planant sur la liberté d’informer, un projet de loi menaçant de prison les économistes indépendants en cas de publication de données économiques sans autorisation. Dans le viseur du gouvernement, le Groupe de recherche sur l’inflation, dont le dernier rapport fait état d’une inflation à 142,6% sur douze mois – bien loin des 61% officiellement communiqués par l’Institut statistique de Turquie. Ce projet de loi intervient alors que deux journalistes turcs de l’agence Bloomberg viennent d’être relaxés après avoir été accusés d’avoir tenté de saboter l’économie turque en publiant un article sur l’effondrement de la livre.
«La démocratie, c’est comme un tramway. Quand on est allés au bout, on en descend.» Cette petite phrase, lancée il y a près de trente ans par un Erdogan qui n’était alors que maire d’Istanbul, résonne comme une prophétie glaçante à l’heure où la démocratie, en Turquie, se fissure de jour en jour.
Libération, 1 mai 2022, Anne-Sophie Faivre Le Cadre