“Le candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu s’est vu délivrer son mandat de maire, mercredi, à Istanbul, devant de nombreux partisans venus l’acclamer.”
Marie Jégo, Le Monde, 18 avril 2019
Dix-sept jours après la tenue des élections municipales du 31 mars, une période d’incertitude marquée par les recours, les recomptages et les tergiversations, la commission électorale régionale d’Istanbul a finalement reconnu Ekrem Imamoglu, le candidat de l’opposition, en tant que maire d’Istanbul, mercredi 17 avril.
« Je salue les Turcs, les Kurdes, les Arméniens, les Grecs et tous les habitants d’Istanbul. Bienvenue à tous. Nous n’abandonnerons pas nos valeurs, ni nos croyances, ni Mustafa Kemal Atatürk [le fondateur de la Turquie moderne]», a déclaré Ekrem Imamoglu face à ses partisans rassemblés par dizaines de milliers, devant la mairie, dans le quartier historique de Fatih, sur la rive européenne d’Istanbul.
Invitant les Stambouliotes à surmonter « les rancunes et les inimitiés », M. Imamoglu, une figure montante du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), a promis de se mettre au service des 16 millions d’habitants de la ville monde et « non pas d’une personne, d’un groupe ou d’un parti ».Article réservé à nos abonnés Lire aussi Ekrem Imamoglu, l’étoile montante d’Istanbul
A 49 ans, le jeune entrepreneur devient le maire de la ville la plus riche et la plus peuplée de Turquie, après avoir infligé une défaite cuisante à son rival, l’ancien premier ministre Binali Yildirim, le candidat du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), fondé et dirigé par M Erdogan.
« Ekrem maire ! », « Le printemps est arrivé ! », a scandé la foule en liesse. L’assurance tranquille du nouveau maire, sa rationalité, incite à la confiance au moment où l’inflation est vive (19,7 % en mars), où les entreprises luttent pour leur survie et où le chômage augmente, au rythme de 100 000 chômeurs de plus chaque mois sur un an.
« Nouvelle ère politique »
Inclusive et bienveillante, son allocution a soulevé un vent d’espoir à Istanbul et à travers toute la Turquie. « Qu’on le veuille ou non, la Turquie vient d’entrer dans une nouvelle ère politique », estime Murat Yetkin, journaliste et écrivain.
La pilule est amère pour l’AKP. Fief des islamo-conservateurs depuis vingt-cinq ans, la ville sur le Bosphore servit jadis de tremplin au président Erdogan, 65 ans, dont la fulgurante carrière politique commença en 1994 par son élection à la « grande mairie ».
La perte d’Istanbul est symbolique, et plus encore car la municipalité, avec un budget de 7,5 milliards de dollars (6,2 milliards d’euros), est un réservoir considérable de ressources, d’appels d’offres et d’emplois, dont la perte sera cruellement ressentie par le parti au pouvoir, qui en avait fait la clef de voûte de son système clientéliste.
M. Imamoglu a ainsi promis de mettre fin aux subventions exorbitantes accordées jusqu’ici par la municipalité d’Istanbul à une kyrielle de confréries religieuses et de fondations, dont Türgev et celle des Okucular (archers) dirigées par Bilal Erdogan, le fils cadet du président turc.
Incapables de reconnaître leur défaite, les islamo-conservateurs cherchent résolument à faire invalider le résultat du scrutin municipal dans la ville. Mardi, l’AKP a déposé un « recours extraordinaire » à la Commission électorale centrale (YSK), réclamant la tenue d’un nouveau scrutin, celui du 31 mars ayant été « entaché de fraudes », un vrai « crime organisé » comme l’a déclaré récemment M. Erdogan.
Trois valises remplies de « preuves » ont été livrées par l’AKP au siège de l’YSK, qui devra se prononcer dans les semaines qui viennent. L’annulation du scrutin semble toutefois peu probable.
« La démocratie, moribonde en Turquie, a été sauvée par ce vote »
Criant à la fraude, l’AKP a fait feu de tout bois ces derniers jours, multipliant les recours auprès de l’YSK. Celle-ci a donc été obligée de procéder au recomptage de plus de 300 000 voix dans différents arrondissements d’Istanbul. Mobilisés, les observateurs de l’opposition se sont relayés nuit et jour auprès des sacs contenants les votes pour empêcher les éventuelles fraudes.
Mardi soir, le dernier recomptage s’est achevé dans l’arrondissement de Maltepe à Istanbul et la victoire de M. Imamoglu a été confirmée, avec 13 500 voix d’avance sur son rival Binali Yildirim. Erkan Öztürk, un jeune militant du CHP qui a dormi plusieurs nuits d’affilée sur une chaise en plastique à côté des sacs contenants les votes, en est sûr, « la démocratie, moribonde en Turquie, a été sauvée par ce vote ».
Au-delà d’Istanbul, les plus grandes villes du pays – Ankara, Adana, Mersin, Antalya –, qui représentent 70 % du PIB turc, sont passées aux mains de l’opposition.
La perte du soutien des populations urbaines
Alliés aux ultranationalistes du MHP, les islamo-conservateurs de l’AKP ont certes remporté 52 % des suffrages au niveau national, mais ils ont perdu les grandes métropoles et avec elles le soutien de la population urbaine, éduquée, productive.
Ce revers s’explique en tout premier lieu par la récession économique, la première de cette ampleur en dix ans, la perte du pouvoir d’achat en raison de l’inflation, le chômage en hausse (14,7 % à l’échelle du pays, 25 % chez les jeunes).
La dérive autoritaire d’Erdogan a aussi joué en sa défaveur. Son discours agressif et clivant a fini par lasser. Sa façon de nier la crise économique, d’en rejeter la responsabilité sur les « puissances étrangères », « les croisés », « le lobby des taux d’intérêts » satisfait peut être sa base conservatrice et religieuse mais elle n’est plus crédible aux oreilles des acteurs économiques, des Turcs éduqués et soucieux d’ouverture.
Le message n’a pas été compris par les médias au service du pouvoir, qui s’entêtent à nier la victoire d’Ekrem Imamoglu. Ibrahim Karagül, l’éditorialiste vedette du quotidien Yeni Safak (progouvernemental) a dénoncé les « réseaux criminels » (Fethullah Gülen et le Parti des travailleurs du Kurdistan ou PKK, les deux bêtes noires des autorités) soupçonnés d’être à la manœuvre derrière le nouveau maire.Lire aussi Elections municipales en Turquie : « La perte d’Istanbul est un sérieux avertissement pour Erdogan et l’AKP »
A court d’arguments, le quotidien Yeni Akit a pour sa part fustigé les partisans de M. Imamoglu pour leur amour du raki, la boisson traditionnelle turque alcoolisée et anisée. « Après l’investiture, tous les militants du CHP ont couru les bars, buvant le raki comme de l’eau, levant leurs verres afin d’humilier le président Erdogan », écrit le journal à la « une », jeudi 18 avril.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)