Médiapart, Billet de Blog, le 8 février 2022
Après un an de résistance, les enseignants de l’Université de Boğaziçi à Istanbul font maintenant face a une menace redoutable. Le 18 janvier 2022, le Conseil de l’enseignement supérieur a démis arbitrairement de leurs fonctions trois Doyens de Faculté. L’administration a désormais le contrôle total du Sénat et du Conseil exécutif de l’université. Les enseignants de Boğaziçi méritent le soutien des collègues en France et ailleurs.
Après un an de résistance, les enseignants de l’Université de Boğaziçi à Istanbul font maintenant face a une menace redoutable. Le 18 janvier 2022, le Conseil de l’enseignement supérieur a démis de leurs fonctions trois Doyens de Faculté sans invoquer de justification légitime. Sur les quatre Facultés de Boğaziçi, l’une est déjà contrôlée par le Vice-Recteur, un collaborateur du Recteur nommé à la tête de l’institution par le Président Erdoğan pour assujettir le dernier foyer de recherche scientifique indépendante en Turquie. La révocation des trois autres Doyens donnera désormais à l’administration le contrôle total du Sénat et du Conseil exécutif de l’université.
Les Doyens faisaient l’objet d’une enquête disciplinaire : l’administration de l’université les accusaient de n’avoir pas correctement mené les plus de 500 enquêtes disciplinaires lancées au cours des derniers mois contre les étudiants. La liberté d’expression et le droit de manifester pacifiquement des étudiants sont actuellement criminalisés par l’administration : qu’ils scandent des slogans, brandissent des affiches, tentent de tenir une veillée à la porte du rectorat ou jouent de la musique lors des manifestations, les étudiants sont accusés d’insulter les administrateurs ou de se livrer à des « actions mettant en danger l’environnement d’enseignement et d’apprentissage à l’université. » Dans le régime Erdoğan, le crime ne se définit plus par rapport aux actes commis, mais par rapport à l’attitude vis-à-vis du pouvoir.
La destitution simultanée de trois Doyens porte un coup dur à l’autonomie institutionnelle de Boğaziçi, déjà attaquée depuis le 1e janvier 2021 (lire Etienne Balibar L’offensive du régime Erdoğan contre l’Université de Boğaziçi ). Les Doyens exercent un pouvoir considérable sur les unités administratives au sein de la Faculté. Ils peuvent superviser et surveiller les décisions du département ainsi que les activités académiques individuelles. Ils sont également autorisés à outrepasser les décisions prises par les divers comités des Facultés, y compris ceux institués à des fins disciplinaires. Jusqu’à présent, les Doyens étaient élus par les membres de la Faculté et devaient s’abstenir d’intervenir dans les opérations administratives ou dans la recherche et l’enseignement individuels. Cependant, cela ne sera plus garanti s’ils sont remplacés par des universitaires fidèles au recteur et extérieurs à Boğaziçi. La destitution de Doyens capables de bloquer les manœuvres illicites de l’administration laissera les professeurs, les étudiants et le personnel en lutte sans défenses contre le Recteur illégitimement nommé.
Autre préoccupation sérieuse : les Doyens siègent au Sénat et au Conseil exécutif, les plus hauts organes de gouvernance de l’université. Naci Inci, le Recteur nommé contre le gré des professeurs, avait du mal à légitimer ses manœuvres car il ne disposait d’aucune majorité dans aucun de ces organes. La révocation simultanée de trois Doyens lui donnera carte blanche dans toutes les décisions, y compris celles concernant l’embauche d’universitaires de niveau médiocre et le licenciement ou l’éviction de membres critiques du corps professoral. Boğaziçi est sûr de perdre sa stature de centre d’excellence et deviendra, comme d’autres universités dans le pays, une institution où la peur et l’autocensure sévissent.
En bref, le 18 janvier 2022 marque l’apogée de la nouvelle stratégie du gouvernement turc, contre la lutte pour la liberté académique et l’autonomie institutionnelle menée par les professeurs et les étudiants. Le Recteur n’a pas perdu de temps : dès le 2 février il a réuni le Sénat de l’université pour profiter de sa « majorité » illégitimement acquise. Court-circuitant les processus habituels, qui prévoient de longues délibérations concernant les programmes d’enseignements, le Recteur et ses collaborateurs ont voté à la place des Doyens destitués pour approuver le programme d’une nouvelle Faculté de droit, également ouverte par décret il y a un an sans consultation du corps professoral. Une Faculté de droit instaurée sans respecter le droit – voilà en résumé la façon de procéder du gouvernement depuis 2015.
Le traitement infligé à l’Université de Boğaziçi ne diffère pas de celui qui a conduit à l’élimination de toute une série d’institutions et d’établissements respectés en Turquie ou au remplacement de leurs cadres par des individus fidèles au gouvernement. Mais au lieu d’assurer la conformité en faisant semblant de respecter la légalité, comme auparavant, le gouvernement et l’administration à Boğaziçi peuvent a présent ignorer les exigences d’une procédure régulière et infliger des sanctions de facto. Parce que le système judiciaire est muselé, l’impunité est assurée, et parce que les médias sont également muselés, tout scandale qui parvient à faire surface est dissimulé.
Les enseignants de Boğaziçi, qui continuent à défier aussi bien le recteur que le gouvernement, ne limitent pas leur combat à la seule défense de Boğaziçi, mais luttent également pour libérer toutes les universités publiques en Turquie du joug d’un régime de plus en plus despotique. Ils réclament une administration transparente et démocratique, fidèle aux principes académiques et démocratiques, opposée à l’arbitraire et au pouvoir personnel. Leur mot d’ordre « Nous n’acceptons pas ! Nous ne renonçons pas ! » retentit dans les milieux activistes depuis plus d’un an et grâce à la résistance de Boğaziçi, nombreux sont les partis d’opposition qui aujourd’hui demande une réforme du système d’enseignement supérieur dans le pays.
Partout dans le monde des universitaires font l’objet d’offensives antidémocratiques lancées par des gouvernements autoritaires ou poursuivant un agenda néolibéral, et le combat des enseignants de Boğaziçi s’inscrit ainsi dans une lutte internationale pour l’autonomie et la démocratie dans les universités. Ils ont tenu tête pendant plus de 13 mois à Erdoğan, un des autocrates les plus redoutables, et leur ténacité et leur dévouement aux idéaux académiques méritent le soutien des collègues en France et ailleurs.
*Zeynep Gambetti a obtenu son doctorat à l’Université de Paris VII sous la tutelle de Miguel Abensour. Elle est aujourd’hui chercheuse indépendante, après avoir été professeure de théorie politique à l’Université de Boğaziçi de 2000 jusqu’en 2019. Sa recherche porte sur les théories de l’espace public, de l’action collective et de la violence structurelle. Parmi ses publications sont à mentionner de nombreux articles sur les mouvements politiques ainsi que des ouvrages collectifs tel Vulnerability in Resistance : Politics, Feminism, Theory, coédité avec Judith Butler et Leticia Sabsay.