« En visite ce jeudi pour signer des accords commerciaux, le président turc tente de s’imposer dans un rôle de pacificateur pour protéger ses investissements dans la région tout en ménageant son allié russe » rapporte Stéphane Siohan dans Libération.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est un connaisseur des palais de Kiev, où il s’est rendu à plusieurs reprises depuis l’élection de Volodymyr Zelensky, sous la présidence duquel les relations turco-ukrainiennes ont connu un essor sans précédent. Mais dans le contexte de crise aiguë entre Moscou, Kiev et Washington, le dirigeant turc est venu sur les bords du Dniepr pour tenter de jouer une partition originale, dans un concert international discordant, en marchant sur une ligne de crête difficile : accroître le partenariat bilatéral militaro-industriel avec l’Ukraine, afficher sa solidarité avec l’Otan, et ménager les relations avec la Russie.
A l’occasion de sa visite, Erdogan a proposé d’organiser en Turquie des pourparlers de paix entre l’Ukraine et la Russie, déclarant qu’Ankara était prêt à résoudre le «différend» entre les deux pays. Les dirigeants turcs et ukrainiens ont également signé une douzaine d’accords commerciaux, incluant un accord de libre-échange, alors que les liens politiques et économiques entre les deux pays se resserrent. Jeudi, les deux gouvernements ont fait une annonce à forte portée symbolique : la construction à 50 km de Kiev d’une usine de production de drones d’attaque Bayraktar TB2, la Turquie transmettant ainsi sa technologie militaire à l’Ukraine.
Une crise dans le jardin d’Ankara
«Nous ne voudrions jamais d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine, j’espère que nous pourrons résoudre cela pacifiquement», avait dit Erdogan mardi, en amont de sa visite. Après une phase d’observation, la Turquie semble désormais vouloir se positionner comme médiateur pour empêcher un conflit ouvert entre l’Ukraine et la Russie, alors qu’Ankara entretient de bonnes relations avec les deux pays. «Aujourd’hui, nous aurons notre réunion avec M. Zelensky, puis après une visite en Chine, le président Poutine nous a dit qu’il se rendrait en Turquie», a ainsi déclaré Erdogan peu après son arrivée à l’aéroport international de Kiev-Boryspil.
Cette visite intervient après celle, mardi, des Premiers ministres britannique (Boris Johnson) et polonais (Mateusz Morawiecki) et avant celles du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et son homologue allemande, Annalena Baerbock, lundi et mardi prochain. Alors que la confrontation Washington-Moscou culmine, certains chefs d’Etat se positionnent. Alors qu’Emmanuel Macron tente une percée, en faisant un massage cardiaque aux accords de Minsk II, la Turquie joue la carte de la puissance régionale montante. Et pour cause : la crise qui a éclaté il y a plusieurs mois entre Moscou et Kiev se déroule dans le jardin d’Ankara, puisque l’Ukraine, la Russie et la Turquie se partagent le contrôle d’une majeure partie du littoral de la mer Noire. Un conflit russo-ukrainien mettrait le feu aux poudres aux abords de la Crimée, de la mer d’Azov, dans la région d’Odessa et le sud de l’Ukraine, des espaces jugés stratégiques par la Turquie, qui y multiplie ses investissements économiques. Autre facteur : les Turcs ont déjà livré aux Ukrainiens douze drones d’attaque Bayraktar TB2, 40 autres sont dans les cartons.
En cas de conflit ouvert, Kiev pourrait se défendre en ouvrant le feu sur les forces russes avec les drones turcs. En octobre, l’armée ukrainienne a pour la première fois détruit une batterie d’artillerie pro-russe dans le Donbass par une frappe de Bayraktar. En décembre, au téléphone, Vladimir Poutine a vertement tancé Recep Tayyip Erdogan, en qualifiant l’initiative ukrainienne de «comportement destructif et provocateur». Peine perdue, deux mois plus tard, le géant turc Baykar Savunma permettra la construction des drones près de Kiev, ils seront même équipés de moteurs fabriqués par le fleuron aéronautique ukrainien Motor Sich.
Des accords militaires à 5 milliards de dollars
Ces dernières années, la Turquie et l’Ukraine n’ont cessé de renforcer leurs liens bilatéraux et économiques. Volodymyr Zelensky, mangeur invétéré de shawarmas, avait pour habitude d’emmener ses collaborateurs en vacances pas très loin de la station balnéaire turque Antalya. «Il est peut-être russophone, mais a un fort tropisme turc», juge un politicien ukrainien. Tous les ans, 2 millions d’Ukrainiens se rendent en Turquie, et le commerce bilatéral entre les deux pays a augmenté de 60 % depuis 2020, pour atteindre le total de 7,5 milliards de dollars (6,5 milliards d’euros), alors qu’Erdogan et Zelensky souhaitent, grâce au nouvel accord de libre-échange, atteindre les 10 milliards.
Les liaisons aériennes se multiplient entre la Turquie et les villes régionales ukrainiennes, où l’on croise sans cesse des représentants ou ingénieurs turcs dans les halls des hôtels. A Zaporijia, métropole industrielle de 800 000 habitants en retrait de la mer d’Azov, le géant turc Onur Insaat a investi 480 millions de dollars dans l’achèvement d’un pont stratégique sur le Dniepr, inauguré il y a quelques jours par Zelensky. En 2021, Kiev a invité Ankara à participer à une douzaine d’appels d’offres pour des projets d’infrastructures majeurs, chiffrés à 10 milliards de dollars, incluant notamment la construction d’une grande autoroute périphérique autour de Kiev.
«La Turquie, qui a déjà largement contribué au succès de l’Azerbaïdjan dans le Caucase, essaie désormais de contourner la Russie et de trouver une profondeur stratégique vers la Baltique, un hinterland économique, en exerçant une influence économique et politique sur un espace qui va de l’Ukraine à la Pologne», estime un diplomate européen à Kiev. Dans ce contexte, les accords militaires turco-ukrainiens représentent 5 milliards de dollars. «Si vous me demandez qui est notre partenaire numéro 1 en matière de défense, ma réponse immédiate c’est la Turquie, elle est super flexible sur tout», confirme Ilya Ponomarenko, spécialiste défense au journal Kyiv Independent.
Selon Oleksiy Melnyk, le directeur du centre d’études Razumkov, l’axe Kiev-Ankara peut à terme changer la donne. «L’Ukraine commence à nouer des partenariats pour améliorer sa sécurité, plus seulement en se concentrant sur une éventuelle adhésion à l’Otan, à vrai dire hypothétique, mais au travers d’accords bilatéraux ou multilatéraux basés sur des intérêts communs, estime ce spécialiste de la défense. Or, avec le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la Turquie, l’Ukraine a le potentiel, dans un horizon d’un à deux ans, non pas de devenir suffisamment forte pour attaquer la Russie, mais de se défendre contre elle. Sans que le calcul coût-bénéfice d’une intervention soit au bénéfice de la Russie.»
Libération, 4 février 2022, Stéphane Siohan (correspondant à Kiev)