L’opération militaire engagée par Moscou pour rétablir l’ordre chez son voisin, en proie à une insurrection populaire renforce la position du Kremlin dans la région, au détriment de l’Occident, mais aussi de la Turquie , souligne le chercheur
Bayram Balci, le Monde, 3 février 2022
Tribune. Au Kazakhstan, ce géant d’Asie centrale grand comme cinq fois la France et riche en hydrocarbures, la décision gouvernementale d’augmenter le prix du gaz de pétrole liquéfié (GPL), au tout début de l’année, a mis le feu aux poudres et provoqué une insurrection populaire. L’escalade de la violence et de la répression a précipité le pays dans le chaos, conduisant à une intervention militaire de la Russie, le 7 janvier, pour éviter la guerre civile, et a abouti à un remaniement à la tête de l’Etat, le 13 janvier. Cette nouvelle ingérence russe dans son « étranger proche », que Moscou considère comme sa zone d’influence par tradition, sera lourde de conséquences pour le Kazakhstan, pour l’Asie centrale et pour les ambitions hégémoniques de la Russie sur son ex-empire et au-delà.
Ce n’est pas un hasard si la crise a démarré dans la région occidentale du pays. Alors que la ville d’Aktaou est construite sur un inestimable trésor d’hydrocarbures, dont la manne est accaparée par l’élite au pouvoir outrageusement opulente, la population, elle, s’enfonce chaque jour davantage dans la pauvreté et la misère. En pareil cas, nulle surprise que la frustration économique et l’injustice sociale produisent de vives étincelles. Des revendications politiques ont rapidement entraîné tout le pays dans une crise violente de protestation et de défiance à l’égard du pouvoir. Celui-ci, pris de panique à l’idée de perdre ses privilèges, a durement réprimé et envenimé des affrontements déjà tendus dans la périphérie d’Almaty [ancienne capitale et plus grande ville du pays], entre forces de l’ordre et bandes criminelles mafieuses, probablement recrutées par des élites au pouvoir.
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Pris au dépourvu, le président, Kassym-Jomart Tokaïev, a réagi avec vigueur en annonçant le gel des prix, mais surtout le limogeage de nombreux responsables politiques. Il a mis un terme aux fonctions de son mentor, l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev, dont le retrait officiel des affaires politiques [depuis 2019] cachait mal la réalité persistante de son emprise sur le pouvoir. Celui qui s’était fait nommer de façon exceptionnelle « Elbasi » (« père de la nation ») et présidait le Conseil de sécurité, où se concentre l’essentiel du pouvoir, restait en effet l’homme fort du pouvoir kazakh. Mais ces mesures furent insuffisantes pour rétablir l’ordre, et le président Tokaïev dut faire appel à la Russie, qui déploya des troupes conformément au cadre de coopération de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), pour éviter que le pays, livré à la guerre des clans, ne s’enfonce dans l’abîme.
Différentes observations peuvent être faites à propos des événements de janvier. Rappelons avant toute chose que, dans ce type de régime, opaque et autoritaire, les apparences sont souvent trompeuses. L’image d’une économie prospère et d’un jeune Etat rayonnant sur la scène régionale dissimule une grande fragilité structurelle. Deuxièmement, la politique étrangère kazakhe multivectorielle, si chère au président Nazarbaïev, n’était que chimère. En effet, malgré ses bonnes relations avec nombre de partenaires internationaux – Chine, Occident et Turquie –, le Kazakhstan se révèle, dans la crise, totalement dépendant et à la merci de la Russie, dont il cherche pourtant depuis trente ans à s’affranchir de la tutelle. Enfin, le troisième enseignement, c’est la réaffirmation de la puissance et de l’ambition russes, dont l’ombre s’étend sur toute l’Asie centrale et au-delà.
En Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan, la crise kazakhe crée un précédent qui devrait interpeller, sinon inquiéter, les élites dirigeantes. Elle leur tend un miroir et les renvoie à leurs propres égarements politiques. Sans réelles réformes sociales et politiques, les attributs symboliques de la nation ne suffisent manifestement pas à affirmer une indépendance substantielle face à l’ex-puissance coloniale, la Russie.
Vacuité de l’union turcique
Sur la scène internationale, la leçon de cette crise est plus intéressante encore, puisque la Russie gagne notamment un point dans la course à la suprématie régionale, dans laquelle elle est engagée face à la Chine, la Turquie ou encore l’Occident. Ce dernier pourrait être le grand perdant de ce tour de piste. Les Etats-Unis et l’Europe ont considérablement investi au Kazakhstan. Or, le déséquilibre de ces investissements – massifs et court-termistes dans les seuls échanges économiques et énergétiques, et trop faibles dans la coopération démocratique, culturelle et sociale, peu lucrative à court terme – a permis à la Russie de conserver une influence décisive sur les élites traditionnelles kazakhes. La Chine, restée en retrait et en observatrice, semble globalement satisfaite de l’ordre restauré par [le président russe] Vladimir Poutine. La stabilité prime quand il s’agit de poursuivre les affaires avec l’Asie centrale, maillon indispensable de son projet des « nouvelles routes de la soie ».
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La Russie de Poutine sort donc véritablement gagnante du jeu. D’une part, elle prouve l’utilité de l’OTSC, créée en 2002 à son initiative, mais qui souffrait jusqu’ici d’un déficit de crédibilité. Si cette organisation de défense collective a refusé d’intervenir au Kirghizistan durant les événements tragiques de 2010 [des affrontements interethniques ayant fait plusieurs centaines de morts, selon les Nations unies], et au Karabakh, en 2020, [dans la guerre face à l’Azerbaïdjan,] malgré la demande de l’Arménie – au prétexte que le règlement de ces conflits n’entrait pas dans les compétences de l’OTSC –, cette fois-ci, les intérêts conjugués de la Russie et du président kazakh ont suffi à déclencher le mécanisme d’action et de justification de celle-ci. Tokaïev estime que les manifestants pacifiques et les casseurs constituent une « force terroriste venue de l’extérieur ». Au-delà de la rhétorique politicienne, l’OTSC apparaît pour ce qu’elle est vraiment : moins une alliance de défense commune qu’une force de police spéciale au service de Poutine, de ses alliés et de ses intérêts dans la région.
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Le message à peine sibyllin envoyé aux régimes d’Asie centrale est clair : ils sont invités à reconnaître la suprématie de la Russie dans cette grande région musulmane turcophone, sur laquelle la Turquie fantasme depuis 1991. Ankara est un autre perdant de cette crise kazakhe. La création par la Turquie d’une union turcique, qui avait fait des progrès considérables en matière d’intégration depuis une dizaine d’années, est stoppée dans son élan. C’est sous le pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan qu’avait été impulsée l’institutionnalisation de cette Organisation des Etats turciques, en 2009. Et, en décembre 2021, la Turquie et ses alliés turcophones centrasiatiques fêtaient sa naissance officielle. Or, à peine établie, l’organisation est restée spectatrice impotente de la crise kazakhe, trahissant la vacuité de sa prétendue unité politique et l’inexistence de sa force militaire commune. Pour la Turquie, l’échec est grave, car les dégâts sur son influence régionale ne se limiteront pas à l’Asie centrale. Affaibli dans cette région, le pouvoir turc risque de voir son influence diminuer dans d’autres régions où il fait face depuis quelques années à la Russie : en Syrie, en Libye, au Karabakh, voire en Ukraine, où les enjeux pour Ankara sont autrement plus importants.
Par ailleurs, le triomphe de Poutine ne s’arrête pas là. La crise kazakhe constitue aussi un camouflet pour l’Occident, alors que s’engage un bras de fer en Ukraine sur l’équilibre des zones d’influence entre l’Organisation du traité de l’Atlantique nord et la Russie. Ainsi, de la région du Donbass à l’Asie centrale en passant par le Caucase, l’ordre russe réaffirme son influence, sinon son ambition hégémonique. Le fantasme de Poutine passe par l’utilisation de ces premiers pions régionaux pour donner de nouveaux horizons à la puissance russe en Europe, en Afrique et ailleurs.
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Bayram Balci est chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris et dirige l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.