« En dépit d’un accord sur la sécurité signé avec Moscou, l’ancienne république soviétique privilégie de plus en plus un rapprochement avec Ankara, pour contrer l’influence de ses puissants voisins russe et chinois. Le ton monte avec la Russie » dit Emmanuel Grynszpan dans Le Monde.
A peine s’achevaient les célébrations des 30 ans d’indépendance, que le Kazakhstan signait, le 22 décembre 2021, un accord de sécurité avec son ancien suzerain. Ce jour-là, le Parlement kazakh a ratifié un document axé sur la coopération avec la Russie dans la cybersécurité, les renseignements et la lutte contre le terrorisme. Sur le papier, l’accord est à l’image de ce que Moscou tente d’imposer à son arrière-cour centre-asiatique : pas de bases américaines ni de collaboration avec l’OTAN, dans un contexte de crise aiguë autour de l’Ukraine où Moscou exige que l’Organisation transatlantique se retire des anciennes républiques soviétiques.
Mais les récentes orientations kazakhes en politique étrangère suggèrent que l’accord fait office de coupe-faim pour une Russie pressée d’apparaître comme une superpuissance. En 2021, le Kazakhstan a acquis des drones et des blindés auprès de la Turquie, un pays de l’OTAN. Le 7 décembre 2021, le ministère de la défense kazakh reconduisait un accord quinquennal de coopération militaire avec les Etats-Unis. Un peu plus tôt, en octobre, Noursoultan, la capitale, signait pour une coopération militaire en 2022 avec l’Italie – encore un membre de l’OTAN.
Le fait que le Kazakhstan soit un membre fondateur de l’Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire dominée par Moscou, n’empêche pas le pays de regarder ailleurs. Vers la Turquie en particulier, qui s’emploie depuis un an à développer l’Organisation des Etats turciques (OET), un embryon d’union créé en 2009 et revivifié depuis, regroupant cinq anciens pays satellites de l’URSS d’Asie centrale et du Caucase. Ces pays ont une grande proximité linguistique et culturelle avec la Turquie, et leurs populations embrassent, dans leur grande majorité, la religion musulmane.
Rapprochement avec la Turquie
« Notre objectif est de faire du monde turc l’une des régions économiques, culturelles et humanitaires les plus importantes du XXIe siècle », déclarait le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, lors d’un sommet de l’OET en mars 2021. A l’avenir, l’alliance économique se transformera certainement en alliance politique et militaire, prédit le politiste kazakh Dossym Satpaïev : « La Turquie s’est montrée un acteur-clé [dans le conflit du] Haut-Karabakh en 2020, elle possède de solides arguments aux yeux des membres de l’OET. Désormais, tout tourne autour de deux choses : l’économie et la sécurité. » L’alliance panturque prévoit déjà de se doter d’une structure de réaction rapide aux catastrophes, fonctionnant avec des moyens militaires.
Le rapprochement avec Ankara obéit au dogme de la politique étrangère kazakhe, qui se définit comme « multivectorielle ». Pays le plus vaste d’Asie centrale, d’une superficie équivalente à cinq fois celle de la France, le Kazakhstan ressent, comme ses voisins, l’étau russo-chinois se refermer sur la région, à la suite du départ des Etats-Unis d’Afghanistan.
Trouver un troisième point d’appui est crucial pour contrebalancer l’influence russe et chinoise. Les postures expansionnistes récentes adoptées par les deux géants nourrissent les inquiétudes des dirigeants kazakhs. Le président russe, Vladimir Poutine, a blessé la souveraineté de l’ancien territoire soviétique en soulignant qu’il « [n’avait] jamais constitué un Etat » avant 1991 et que ce pays était un « don généreux venant du peuple russe ». Dans la presse officielle chinoise aussi paraissent ponctuellement des articles suggérant que le territoire du Kazakhstan appartient historiquement à la Chine.
Acrimonie russe
Jusqu’ici, la diplomatie kazakhe s’est livrée à un numéro d’équilibriste pour ménager ses deux voisins, qui représentent de très loin ses principaux partenaires commerciaux. S’il ne reconnaît pas la Crimée comme territoire russe, le président Tokaïev évite d’employer le terme d’« annexion » ; sur le sujet sensible des Ouïgours, ethniquement proches, le gouvernement nie l’existence de persécutions massives par la Chine.
A Moscou, le panturquisme embrassé par les autorités kazakhes génère, depuis deux mois, une avalanche de commentaires acrimonieux sur les chaînes télévisées d’Etat. Le russe (seconde langue officielle du Kazakhstan) serait étouffé, les droits de la minorité russe (19 % de la population, concentrée dans le nord du pays) seraient bafoués. Le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, s’est plaint, en novembre 2021, d’une « xénophobie récente (…), produit de méthodes d’endoctrinement importées, visant à cultiver le nationalisme local et à discréditer la coopération avec la Russie ». Une phraséologie utilisée dans le passé par les officiels russes pour justifier l’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes du Donbass.
S’est ensuivie une rare escalade verbale, lorsque Dariga Nazarbaïeva, une des filles du premier président kazakh, a répliqué en évoquant une « action de diversion » russe. « Le Kazakhstan défend sa nature multivectorielle et réagit vivement à toute allusion ou remise en question de l’intégrité territoriale par la Russie, à quelque niveau que ce soit », note le politiste russe Alexeï Makarkine. Pour Temur Umarov, spécialiste de l’Asie centrale au centre de réflexion Carnegie de Moscou, « alors que la confrontation s’aggrave entre les puissances mondiales, il devient de plus en plus difficile pour le Kazakhstan de maintenir son équilibre géopolitique sans se laisser entraîner dans la mêlée ».
Emmanuel Grynszpan dans Le Monde, 5 janvier 2021