“Les autorités polonaises ont déploré lundi 8 novembre l’arrivée de milliers de migrants à leur frontière” dit Aziliz Le Corre dans Le Figaro. Pour Jean-Thomas Lesueur, des puissances hostiles à l’Europe utilisent ces populations comme une arme géopolitique d’intimidation et de déstabilisation.
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Jean-Thomas Lesueur est délégué général de l’Institut Thomas More (think-tank libéral-conservateur).
FIGAROVOX. – La police aux frontières polonaise a diffusé des vidéos montrant des migrants, principalement originaires du Moyen-Orient, munis d’armes blanches pour essayer de forcer le passage de la frontière. Que vous inspirent ces images ?
Jean-Thomas LESUEUR. – Après l’immense vague migratoire de 2015, après la concentration de plus de 130.000 migrants à la frontière grecque par la Turquie en mars 2020, après la prise de contrôle par cette même Turquie de la route libyenne au printemps de la même année, l’Europe et les Européens vivent, depuis cet été mais avec une accélération forte depuis le 8 novembre, à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne un nouvel épisode de tensions géopolitiques de nature migratoire.
J’emploie cette formule pour faire comprendre qu’une part des migrations internationales ne doit être regardée ni avec des lunettes humanitaires (celles des ONG, tout particulièrement allemandes, qui jouent un rôle délétère sur le terrain) ni avec des lunettes technocratiques (celles du «migration management» des agences internationales) mais bien avec des lunettes géopolitiques. Des puissances hostiles et perturbatrices utilisent l’immigration comme une arme de déstabilisation et d’intimidation contre les Européens.
On voit que ces foules sont encadrées, dirigées, parfois molestées, par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée.Jean-Thomas Lesueur
Ce que nous voyons sur les images dont vous parlez, ce sont des foules dont il faut d’abord se demander comment elles sont arrivées là. Comment des personnes en majorité syriennes et irakiennes se retrouvent-elles au beau milieu des forêts de Podlachie, cette région lointaine aux confins de la Pologne et de la Biélorussie ? Seules deux réponses sont possibles : par la volonté d’États ou par l’entremise de réseaux de passeurs (il faut sans doute écrire «et» plutôt que «ou»). On voit aussi que ces foules sont encadrées, dirigées, parfois molestées, par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait furieusement penser aux «petits hommes verts» vus en Crimée il y a quelques années). On les voit enfin équipées d’outils et de tenailles (pour ouvrir des brèches dans les barbelés tendus par les Polonais), parfois armées, vous l’avez dit.
J’ajoute que les services lituaniens ont alerté leurs partenaires qu’ils avaient détecté parmi les migrants qui sont parvenus à passer depuis cet été des personnes pouvant avoir un profil terroriste. Si on ne comprend pas avec tout cela que nous sommes face à une action intentionnelle et planifiée à des fins hostiles, on ne comprend rien.
Est-ce une attaque indirecte de la part de Vladimir Poutine ?
De Poutine… et d’Erdogan, ajouterais-je. Des responsables des services allemands ont affirmé hier qu’Aeroflot (qui appartient pour 51% à l’État russe) et Turkish Airlines (qui appartient pour 49% à l’État turc) «apportent une contribution décisive au trafic aérien de migrants vers la Biélorussie». La dimension hybride ou asymétrique de la méthode n’est, à l’évidence, pas sans rappeler la manière russe de ces dernières années, de la Géorgie à l’Arménie, en passant par l’Ukraine.
Plus fondamentalement, c’est bien de la Russie et de la Turquie que je parlais quand j’évoquais des puissances hostiles et perturbatrices qui savent fort bien jouer des faiblesses des Européens, de notre tétanie devant la figure du migrant, qui a vécu une sorte d’assomption dans le discours politique et médiatique de ces dernières décennies. Systématiquement présenté comme fuyant la guerre et la misère, le migrant est le nouveau visage du «damné de la terre». Comme l’a montré Mathieu Bock-Côté, l’immigré a remplacé l’ouvrier dans le Panthéon de la gauche et du gauchisme depuis une trentaine d’années. Cette assomption nous paralyse et fonde notre impolitique. Nous sommes incapables de parer, et moins encore de rendre, les coups que ces puissances nous portent, puissances qui, elles, ont une vision éminemment politique des rapports de force qui déterminent de nouveau les relations internationales.
De quelles façons l’Union européenne doit réagir à cette attaque ?
Compte tenu de ce que je viens de dire, je doute assez que l’Union européenne soit capable de réagir au niveau où la Biélorussie, soutenue par ses puissants amis, est en train de porter la question. La «Commission géopolitique» promise par Ursula von der Leyen est une plaisanterie… et une plaisanterie coupable.
Ce qui se prépare selon toute vraisemblance, c’est une tentative d’entrée par la force. Nous sommes au seuil d’un conflit hybride.Jean-Thomas Lesueur
Il y a tout juste un mois, les ministres de l’Intérieur de douze pays membres (Autriche, Bulgarie, Chypre, Danemark, Estonie, Grèce, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) rendaient public une lettre à la Commission européenne qui constituait un coup de semonce contre la politique migratoire européenne et une mise en demeure d’agir adressée à la Commission. J’avais attiré l’attention de vos lecteurs sur cette lettre car tout y était. Les ministres y évoquaient à cinq reprises les «menaces» et les «attaques hybrides» que leurs pays subissaient.
Avec ses instruments, ses procédures, ses mécanismes d’évaluation, son approche fonctionnaliste de la question migratoire, et non pas politique ni géopolitique, la Commission n’est pas capable de faire face. J’ai entendu la réaction d’un député européen LREM, dont par charité je tairai le nom, qui critiquait la Pologne mais annonçait que l’Union européenne allait «accélérer la simplification de ses procédures» face à la crise… Ces gens savent à peine «administrer des choses», échouent à «gouverner des hommes» : comment voulez-vous qu’ils soient à la hauteur des lois du tragique qui, à l’évidence, font leur retour au-dehors comme au-dedans des nations européennes ?
Faut-il saisir l’agence Frontex ?
Notez d’abord que tous ceux qui profitent de la crise pour s’en prendre à la Pologne parce qu’elle refuse de faire appel à Frontex pour qu’elle déploie ses hommes à la frontière avec la Biélorussie, sont indignes autant qu’ignorants. Indignes car ils critiquent un pays membre à un moment où celui-ci aurait besoin de sentir la solidarité de tous (et cela, malgré les divergences politiques). Ignorants, ensuite, pour deux raisons. La première est que Frontex collabore déjà avec les autorités polonaises en lui fournissant de l’imagerie satellitaire et en l’assistant dans ses procédures de reconduite aux frontières.
La seconde, bien plus importante, est que la situation sur le terrain est aujourd’hui à un point d’incandescence qui excède les compétences et les capacités de Frontex. Ce à quoi la Pologne a à faire, c’est à une agression de sa frontière. Ce qui se prépare selon toute vraisemblance, c’est une tentative d’entrée par la force. Nous sommes au seuil d’un conflit hybride. Plus de dix drones biélorusses ont déjà violé l’espace aérien polonais. La zone à couvrir fait deux cents kilomètres. Je vous rappelle que Varsovie a déployé douze mille hommes. Douze mille ! Et des soldats, pas des gardes-frontières. C’est vous dire que la Pologne prend les choses au sérieux. On est très loin des cent cinquante hommes déployés par Frontex en Lituanie.
Je crois donc que, si la Pologne doit demander de l’aide, ce sera à l’OTAN plutôt qu’à l’Union européenne et à Frontex.
Le Figaro, 10 novembre 2021, Aziliz Le Corre