« On sait que la situation économique se dégrade de façon préoccupante en Turquie, et qu’une partie de l’électorat d’Erdogan est en train de le quitter » précise Didier Billion sur TV5Monde.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a ordonné samedi 23 octobre l’expulsion « au plus vite » de dix ambassadeurs dont ceux de la France, de l’Allemagne et des États-Unis. Ces pays ont en commun d’avoir réclamé la libération de l’opposant politique Osman Kavala. Que signifie cette décision diplomatique radicale de la part du président Erdogan ? Présicions avec Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).
TV5MONDE : Quel signal envoie Erdogan avec cette annonce d’expulsion de 10 ambassadeurs ? Est-ce une démonstration de force?
Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS : Oui, incontestablement. Cependant, je pense que le message est avant tout adressé à son électorat. On sait que la situation économique se dégrade de façon préoccupante en Turquie, et qu’une partie de l’électorat d’Erdogan est en train de le quitter. C’est en tout cas ce qu’indique les sondages sur les intentions de vote concernant les échéances électorales présidentielles et législatives de 2023. Une fois de plus, M.Erdogan essaie de jouer la fibre nationaliste pour tenter de resserrer les rangs de sa base électorale.
Dans cette affaire, il a exigé du ministre des Affaires étrangères qu’il déclare les 10 ambassadeurs personna non grata, au détriment et au mépris de toutes les règles diplomatiques. Il a annoncé cela dans un meeting la veille dans une ville du centre de l’Anatolie. Cela montre qu’il essaie par tous les moyens de remobiliser son électorat afin d’aborder de la meilleure des manières les échéances prochaines .
TV5MONDE : Est-ce que cela témoigne aussi d’un climat tendu entre la Turquie et les pays occidentaux ?
Didier Billion : Il est évident que nos relations avec Erdogan ne sont pas au beau fixe. Mais là ce qui est inquiétant, c’est que 10 ambassadeurs, c’est 10 pays concernés. Par ailleurs, parmi eux il y en a 10 qui sont membres de l’OCDE, 7 de l’OTAN, 6 de l’UE et la moitié sont des partenaires économiques essentiels pour la Turquie. M.Erdogan n’hésite pas à jouer le bras de fer avec des pays importants du point de vue économique, stratégique et politique pour son pays.
Pour autant, je ne pense pas qu’il y ait une rupture des relations diplomatiques. Il faut savoir raison garder. Mais ce sera évidemment une tâche dans les relations entre la Turquie et ces pays. C’est là que M.Erdogan joue très gros.
TV5MONDE : Doit-on prendre ces menaces d’expulsion au sérieux? Est-ce qu’elles peuvent aboutir?
Didier Billion : Je ne sais pas ce qu’il y a dans la tête de M.Erdogan mais il y a un véritable risque si l’on prend en compte les motivations politiques intérieures. Le président turc peut difficilement aujourd’hui se dédire. Le risque c’est qu’après l’expulsion des 10 ambassadeurs, les 10 ambassadeurs de Turquie qui se trouvent dans les pays concernés soient, à leur tour, rappelés à Ankara.
Tout au long de la semaine, il a fait monter la tension. Les ambassadeurs étrangers ont été convoqués dans un premier temps par le ministre des Affaires étrangères où ils se sont fait réprimandés. M.Erdogan a fait ensuite plusieurs déclarations au cours de la semaine, et hier était le point d’acmé puisqu’il a annoncé publiquement dans un meeting qu’il demandait purement et simplement leur expulsion.
Dans tous les cas, il joue un jeu dangereux. Cette stratégie de tension ne peut se comprendre que par cette volonté de reconstituer sa base électorale dont il a besoin s’il veut être réelu dans 2 ans.
TV5Monde, 24 octobre 2021, Maëva Defroyenne, Nina Soyez, image: (Adem Altan/AFP)