« Après sa rencontre avec Vladimir Poutine à Sotchi, le président turc affirme que les deux pays pourraient coopérer pour la construction d’avions de combat et de sous-marins.«
Dans l’avion qui le ramenait de Sotchi, en Russie, où il s’est entretenu, mercredi 29 septembre, avec son homologue Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan s’est épanché sur l’avenir qu’il entrevoit en matière de coopération militaire entre les deux pays. « Nous avons parlé de ce que nous pourrions faire concernant la construction des moteurs d’avions et à propos des avions de combat. (…) Un autre domaine dans lequel nous pouvons agir ensemble est la construction de navires. Si Dieu le permet, nous pouvons même prendre des dispositions communes pour des sous-marins », a-t-il ainsi déclaré, selon la presse turque.
Cette annonce intervient alors que la question du système de défense antiaérienne S-400 fait toujours l’objet de tensions entre Ankara et Washington. En déplacement quelques jours auparavant à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies, le président turc n’a pas été reçu par Joe Biden, en dépit des attentes turques. Devant la presse, il concédait alors lui-même que les relations avec son allié de l’OTAN n’avaient « pas bien commencé ».
Faute de contact direct avec son homologue américain, Recep Tayyip Erdogan a donc multiplié les messages par l’intermédiaire des médias. Lors d’un entretien télévisé sur la chaîne CBSNews, pour l’émission « Face the Nation », il a ainsi réitéré son intention de poursuivre le programme d’acquisition des S-400 russes s’exposant à de nouvelles sanctions américaines. Vendredi 1er octobre, les Etats-Unis ont réagi.
Un nouveau message envoyé aux Etats-Unis
« Nous avons exhorté la Turquie à tous les niveaux et à toutes les occasions à ne pas conserver le système S-400 et à s’abstenir d’acheter tout équipement militaire russe supplémentaire », a déclaré Wendy Sherman, numéro deux du département d’Etat, interrogée sur le voyage de M. Erdogan à Sotchi. « Nous continuons à le faire savoir clairement à la Turquie, et à lui dire quelles seront les conséquences si elle va dans cette direction », a-t-elle ajouté, en réaffirmant que le système russe de défense antiaérienne et antimissile n’était « ni compatible ni utilisable avec les systèmes de l’OTAN ».
La réception d’un premier lot de S-400, en juillet 2019, avait conduit Washington à imposer des sanctions à la Turquie et à l’écarter de son programme d’avions de combat F-35 à la pointe de la technologie, dans lequel plusieurs entreprises turques étaient impliquées. Mais, bien qu’annoncés en grande pompe sur les chaînes de télévision turques, ces fameux S-400 n’ont pour l’instant pas été activés, laissant planer le doute sur les intentions réelles d’Ankara. Les récentes déclarations du chef de l’Etat turc concernant le renforcement de la coopération militaire avec la Russie, et une hypothétique poursuite d’acquisitions du système russe, apparaissent dès lors comme un nouveau message envoyé aux Etats-Unis et aux membres de l’Alliance atlantique.
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Elles interviennent en effet dans un contexte de tensions accrues avec d’autres partenaires de l’OTAN. Au lendemain de la vente des trois frégates françaises à la Grèce, le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Tanju Bilgiç, a fustigé l’initiative en précisant que « les alliances militaires bilatérales contre la Turquie » ne permettraient pas à la Grèce de faire « accepter des velléités maximalistes de son espace maritime et aérien contraires au droit international ». « La politique de la Grèce qui vise à isoler et marginaliser la Turquie plutôt que de collaborer causera du tort au pays lui-même ainsi qu’à l’Union européenne dont elle est membre. C’est une politique problématique qui menace la paix et la stabilité régionales », a-t-il ajouté.
L’entretien avec Vladimir Poutine a fait l’objet de nombreuses spéculations. La rencontre des deux dirigeants sur les bords de la mer Noire devait, en effet, être l’occasion, aussi, d’aborder de nombreux dossiers brûlants, dont celui du sort d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. Les récents bombardements russes ont laissé craindre une escalade des tensions que la Turquie veut éviter à tout prix par crainte d’une nouvelle arrivée de réfugiés sur son sol. Mais la discussion en tête-à-tête qui a duré deux heures quarante-cinq n’a été suivie d’aucune conférence de presse.
« Diplomatie du drone »
« Cela ne ressemble pas à la méthode des Russes », note Aydin Sezgin, ancien ambassadeur à Moscou et membres du Bon Parti (centre nationaliste) dans un entretien accordé à la chaîne d’information en ligne DW Türkçe. Vendredi, le site Middle East Eye rapportait, pour sa part, qu’une entente aurait été conclue entre les deux présidents pour « préserver le statu quo sur Idlib » d’après les déclarations d’un officiel turc, gardant ainsi pour référence le cessez-le-feu signé en mars 2020.
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Si le renforcement de la coopération militaire entre la Turquie et la Russie a été confirmé par le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, les propos tenus par le chef de l’Etat turc restent néanmoins vagues. « Erdogan fait croire qu’il a plus de pouvoir qu’il n’en a réellement », souligne Serhat Güvenç, chercheur et professeur de relations internationales à l’université de Kadir -Has, à Istanbul.
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La Turquie et la Russie sont très régulièrement amenées à négocier, sur des questions économiques et étrangères, mais les incohérences de la politique extérieure turque risquent de lui jouer des tours. La « diplomatie du drone » déployée par Ankara n’est pas du goût du Kremlin. En plus de vendre ses drones aux voisins de la Russie, la Turquie approfondit, en parallèle, sa coopération militaire avec l’Ukraine. Kiev vient ainsi d’annoncer l’installation d’un centre d’entraînement et de maintenance pour les drones Bayraktar, auréolés de leurs rôles dans les victoires militaires au profit de l’Azerbaïdjan, lors du conflit avec l’Arménie, au Haut-Karabakh, il y a tout juste un an, à l’automne 2020.
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Sasha Loizot(Istanbul, correspondance)