« En intervenant dans cette partie de l’Asie centrale, Erdoğan espère sans doute jouer un rôle diplomatique. » commente Ariane Bonzon sur Slate.
Le président Erdoğan «voit des opportunités là où d’autres ne voient que des problèmes», déclarait récemment la directrice d’un think-tank turc. Après l’avoir fait au Soudan, en Somalie et en Libye, détruits et ruinés par des années de guerre civile, le numéro 1 turc semble en effet prêt à engager son pays dans l’Afghanistan des talibans. Mais sur quelles bases: ethniques, religieuses, stratégiques ou politiques?
Sans frontière commune, les deux pays partagent une histoire et des affinités, ethniques et religieuses. En 1921, l’Afghanistan fut le second pays, après l’Union soviétique, à reconnaître la république de Turquie. Sept ans plus tard, le monarque afghan, Amanullah, rend visite au président Mustafa Kemal, dit Atatürk et signe un traité de coopération.
Opposée à l’invasion soviétique de 1979, Ankara (en première ligne de l’Otan face à l’URSS) se range du côté de l’alliance du nord du commandant Massoud, et soutient tout particulièrement l’un de ses chefs, Abdul Rachid Dostom, lequel trahit pourtant le Lion du Panshir à maintes reprises. Ce soutien turc se fonde sur des affinités ethniques et linguistiques puisque Dostum est ouzbek et turcophone. De 1996 à 2001, durant la première période de pouvoir taliban, la Turquie accueille son protégé. Accusé de viol, Dostum y reviendra passer un an en 2017-2018 pour échapper à la justice.
Cette fois, en revanche, le chef de guerre ouzbek, en tête de liste des personnalités recherchées par les talibans, n’a pas pris le chemin de l’exil turc: il a fui en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Car «Erdoğan n’a guère d’atomes crochus avec cet homme ultra-violent, corrompu et alcoolique», selon le professeur à Paris 1, Gilles Dorronsoro, l’un des meilleurs experts français de l’Afghanistan.
«Le souverainisme prime»
À la suite du 11-Septembre, la Turquie est le premier pays musulman à se joindre à l’alliance américaine en Afghanistan. Mais Ankara pose ses conditions: d’accord pour que ses soldats assurent la sécurité de l’aéroport, forment des forces de sécurité afghanes et fournissent un support logistique à l’Otan, mais pas question d’engager des unités combattantes. La Turquie participe au programme de reconstruction d’écoles, d’hôpitaux, de routes et de ponts dans les provinces de Wardak et Djôzdjân. «En comparaison d’autres opérateurs étrangers, les Turcs se mêlent beaucoup plus à la population, jouant la proximité culturelle», indique le chercheur associé à l’Institut des études françaises sur l’Asie centrale, Didier Chaudet.
«Les Turcs reviennent tout de même de loin, remarque Gilles Dorronsoro. Après avoir longtemps soutenu Dostum, un criminel de guerre, ils avaient un virage difficile à prendre. Or, ils ont su abandonner en Afghanistan la politique turque classique, celle qu’on les a vus pratiquer en Syrie ou à Chypre, une solidarité quasi exclusive avec les populations turciques, au profit d’une collaboration en tant que puissance musulmane.»
«Les talibans ne veulent pas des soldats turcs, qu’ils soient musulmans ne change rien.»
Selim Kuneralp, ancien ambassadeur turc
Du point de vue religieux, des similarités existent entre le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-nationaliste) au pouvoir en Turquie depuis 2002 et les talibans qui sont également musulmans, sunnites hanéfi. «Cet été, monsieur Erdoğan est allé un peu loin en disant qu’en fin de compte pas grand-chose ne séparait les Turcs des talibans, “frères en religion”. Il a été critiqué fortement et à juste titre, même s’il n’y a pas de quoi être surpris par cette affinité. La vraie question est de savoir si celle-ci est réciproque. On voit bien avec la sécurisation de l’aéroport que les talibans ne veulent pas des soldats turcs, qu’ils soient musulmans ne change rien», fait observer l’ancien ambassadeur turc Selim Kuneralp.
Fin août, Ankara était en effet contraint de rapatrier les 600 derniers militaires turcs encore présents sur le sol afghan, postés sur l’aéroport de Kaboul. «Pour une partie des talibans, le souverainisme prime, confirme Didier Chaudet. Le but, c’est de bouter les étrangers hors du pays, pas de garder une partie d’entre eux sous prétexte qu’ils sont musulmans.»
«Derrière le refus de toute présence militaire étrangère quelle qu’elle soit, [y compris musulmane], se cache un enjeu de légitimité pour les talibans qui doivent convaincre la population qu’ils ont remporté une victoire militaire alors qu’ils n’ont même pas eu à se battre pour conquérir Kaboul», explique le journaliste afghan Sangar Paykhar. De toute façon, affirme Aydın Selcen, chroniqueur à Gazete Duvar, «l’enjeu de la présence turque en Afghanistan n’est et ne doit être ni ethnique ni religieux mais purement stratégique et politique».
Un rôle de médiateur entre les talibans et l’Occident
De fait, en intervenant en Afghanistan, et plus particulièrement en jouant les go-between, la Turquie espère sans doute redorer son image internationale. «Les Turcs se posent en médiateurs, ils cherchent à prendre langue avec les talibans tout en servant de relais aux Occidentaux dont les rapports avec les talibans resteront compliqués», explique Gilles Dorronsoro dont le dernier livre traite du Gouvernement transnational de l’Afghanistan, une si prévisible défaite (Karthala, 2021). «La Turquie peut constituer une courroie de transmission utile aux talibans, car elle a ses entrées à Washington, ce qui l’avantage par rapport aux autres pays importants engagés auprès de Kaboul, tous en froid avec les Américains (Iran, Russie, Chine, Pakistan)», ajoute Didier Chaudet.
Mais attention, avertit Sangar Paykhar: «Si tout comme le Qatar, la Turquie est bien placée pour jouer un rôle diplomatique, elle court le risque d’être identifiée à l’Otan par les Afghans, c’en serait alors fini de son rôle de médiateur.» Or, les Turcs ont perdu une part de leur influence en Asie centrale, rappelle Gilles Dorronsoro. «Garder un pied en Afghanistan serait un prix de consolation, la possibilité d’avoir encore son mot à dire dans la région quoiqu’avec une liberté de manœuvre très limitée.»
Auteur de La Turquie, puissance sud-asiatique? (les Grands dossiers de diplomatie, août-septembre 2011), Didier Chaudet admet que «la Turquie n’est pas dans la même cour que la Russie et la Chine en Asie centrale. Mais elle n’est pas évincée, et n’a pas abandonné son désir de développer son influence: les Turcs rêvent toujours de faire un marché commun des biens et investissements avec les pays centrasiatiques pour la période 2026-2028.» Et un Afghanistan assez stabilisé pourrait s’inscrire dans ce projet pour l’instant limité à l’espace post-soviétique.
Alors que la pandémie et la situation économique ont gravement affecté sa cote, et celle de son parti, que près de 7 Turcs sur 10 étaient opposés au maintien des soldats turcs à Kaboul, Recep Tayyip Erdoğan a-t-il une carte afghane à jouer qui lui rapporterait des points auprès de son opinion publique? Rien de moins sûr.
«C’est difficile, voire impossible, même pour un homme politique chevronné et populaire comme Erdoğan de rallier un soutien pour une énième aventure militaire en Afghanistan. Quand il s’agit de l’Irak ou de la Syrie, le peuple, y compris ceux qui ne votent pas pour Erdoğan, se rallie derrière car il représente la lutte de l’État contre le terrorisme du PKK, qui constitue une menace existentielle pour la république. Mais cette union sacrée ne se retrouve pas quant à la Libye et encore moins pour l’Afghanistan», juge Aydın Selcen.
Refouler les réfugiés
Autre épée de Damoclès sur la tête du président turc: l’afflux de réfugiés afghans. Avant même l’arrivée des talibans à Kaboul, des vidéos postées sur les réseaux sociaux montraient des groupes d’Afghans entrant en Turquie, souvent de nuit, tandis que l’opposition accusait Erdoğan d’être un «laquais» de Biden l’accusant d’avoir négocié le maintien en Turquie de milliers d’Afghans. Un faux procès qui illustre cependant la sensibilité de l’opinion publique sur le sujet.
S’il s’est accru, ce flux n’est pas nouveau. Il y aurait déjà quelque 500.000 clandestins afghans en Turquie. Les autorités turques ont donc entrepris la construction d’un mur à la frontière avec l’Iran en miroir de celui érigé le long de la frontière syrienne. Les médias nationaux comme internationaux sont invités à venir le filmer ainsi que les patrouilles militaires effectuées le long du mur. Objectif: prouver à l’opinion publique turque et à l’Union européenne l’énergie mise par Ankara à refouler ces réfugiés.
En outre, avec la victoire politique des talibans, le risque d’assister à l’instauration d’une «autoroute djihadiste» entre la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan via la Turquie n’est pas nul, ainsi que l’envisage l’expert militaire Metin Gürcan. D’autant que les talibans ont ouvert les prisons et relâché de nombreux djihadistes, dont des Turcs, qui pourraient essayer de revenir en Turquie ou de se rendre au nord de la Syrie via la Turquie.
Enfin, en s’alignant éventuellement sur la supposée politique russe et chinoise de non-immixtion dans les affaires intérieures d’un pays, en matière de droits humains en particulier, le président turc risque de le payer cher à l’approche de l’élection présidentielle de 2023. «Si la Turquie est perçue comme la protectrice des talibans, c’est-à-dire de gens qui coupent les mains et qui imposent la charia, il y a de gros risques que cela soit mal accepté à l’étranger mais aussi par l’opinion turque, y compris au sein de l’électorat favorable à Erdoğan», fait remarquer Selim Kuneralp.
La ligne de crête sur laquelle le président Erdoğan s’est engagé est donc étroite. Premier chef d’un État membre de l’Otan à le faire, il a rouvert l’ambassade de Turquie à Kaboul, malgré les risques et les inconnues. «À court terme, cependant, résume Aydın Selcen, la question est de savoir si Erdoğan va parvenir à trouver un accord avec les talibans pour gérer et sécuriser l’aéroport en tandem avec le Qatar et si oui, seconde question: est-ce qu’Ankara va reconnaitre les talibans comme gouvernement légitime?»
En attendant, Istanbul est devenu –comme Dubaï– un refuge doré pour un grand nombre d’Afghans qui, souvent corrompus, se sont enrichis de la manne occidentale, et fuyant les talibans, s’installent et investissent en Turquie.
Slate, 30 septembre 2021, Ariane Bonzon