L’écrivain engagé depuis toujours contre les injustices faites aux minorités veut croire que son pays se sortira des « dégâts » provoqués par le gouvernement du président Erdogan.
LETTRE D’ISTANBUL de MARIE JÉGO
Depuis sa maison nichée dans la verdure à Beykoz (Turquie), sur la rive asiatique, non loin d’Istanbul, l’écrivain turc d’origine kurde Murathan Mungan, 66 ans, silhouette mince et élégante, porte un regard sombre sur ce qui se passe dans son pays. « La Turquie est dans un état de crise mentale, comme disait Paul Valéry », résume-t-il depuis le salon baigné de lumière où il reçoit ses hôtes à grand renfort de mezze, ces assortiments de petits plats chauds et froids, et de thé brûlant.
Homosexuel assumé, intellectuel raffiné, l’homme est une figure de la littérature turque contemporaine, auteur de plus de soixante ouvrages, romans, essais, nouvelles, poésies, pièces de théâtre. Plusieurs de ses livres ont été traduits en langue étrangère. Son premier recueil de nouvelles, Le Dernier Istanbul, écrit en 1980, vient de paraître en français, traduit du turc par Sylvain Cavaillès(Kontr, 224 pages, 21 euros).
Contre l’ordre patriarcal
Le livre marque un tournant. L’écrivain y fait son coming out, décrivant les rencontres entre homosexuels dans le « ventre » d’un hammam à Istanbul. L’établissement est tenu par Madame, une figure décatie et protectrice, encline à fermer les yeux « sur certaines choses » pour gagner de l’argent. « Ceux qui s’arrêtaient là en rentrant du travail, qui avaient fini leur journée, “couchaient” dans ce hammam d’un soir avec des gens qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils ne voulaient pas connaître, dont ils ne savaient et ne sauraient jamais le nom, et puis ils s’en allaient. C’était peut-être ça, la vraie séparation. C’était peut-être une cérémonie secrète née de la magie de l’inconnu. »
La nouvelle décrit un monde caché que l’hypocrisie sociale n’autorisait pas à révéler, surtout en 1980. Les éditeurs, à qui l’ouvrage est alors proposé, refusent de le publier. En 1985, une petite maison d’édition finit par accepter. Réédité dans les années 1990, le livre « a ouvert la voie à d’autres mais l’homophobie est toujours là », déplore son auteur.
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Partager son secret était une nécessité vitale « sinon il risquait de se transformer en blessure ». Vivre caché « eût été trop lourd ». Pour autant, Murathan Mungan refuse de se laisser « ghettoïser ». « J’écris pour tout le monde », répète-t-il, tout en rêvant d’une Turquie fière de sa diversité. « Nous sommes tous Arméniens », a-t-il crié, en 2007, avec des milliers d’autres manifestants affligés après l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink.
Le mouvement de Gezi, les premières manifestations anti-Erdogan du printemps 2013, un jaillissement de créativité et de liberté insolente et juvénile, l’avaient revigoré. Il y avait cru, comme tant d’autres, espérant une fois de plus que les forces vives du pays allaient infléchir l’ordre patriarcal et conservateur qui pèse sur de larges pans de la société. Jusqu’à ce que la répression violente organisée par les autorités, ponctuée par la mort de huit personnes, ait mis fin au mouvement.
Acharnement judiciaire
A l’heure actuelle, difficile d’être optimiste. Polluée, la mer de Marmara est en train de pourrir, sa surface est recouverte par un mucus vert envahissant et malodorant qui a envahi ses plages et ses ports. L’atmosphère est tout aussi nauséabonde en politique, avec les révélations sulfureuses du chef mafieux Sedat Peker. Depuis ses planques à l’étranger, le parrain dénonce régulièrement sur YouTube, à raison d’une intervention par semaine, les turpitudes de la coalition islamo-nationaliste au pouvoir, engagée selon lui dans le trafic de cocaïne, les combines financières, les extorsions, les assassinats de journalistes. Les autorités ne tentent même pas de se justifier, encore moins de diligenter une enquête.
En revanche, des peines de prison ont été requises contre des étudiants de l’université du Bosphore, coupables, entre autres, d’avoir dessiné sur un carton le drapeau multicolore emblématique du mouvement LGBT en même temps qu’un lieu sacré de l’islam.
Les emprisonnements arbitraires, la faillite de l’institution judiciaire, l’incapacité du pays à affronter les taches noires de son passé sont autant de signaux inquiétants. Les purges sont devenues routinières. Premier visé, le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), deuxième formation d’opposition au Parlement, est en passe d’être interdit, ses élus risquent d’être bannis de la scène politique.
Son chef charismatique, Selahattin Demirtas, incarcéré depuis 2016, risque une peine de plus de cent ans de prison pour des discours présumés séparatistes prononcés il y a sept ans. Un acharnement judiciaire qui trouve son explication dans le fait qu’il est « le seul politicien à la hauteur », souligne Murathan Mungan, engagé depuis toujours contre les injustices faites aux minorités, kurde, arménienne, grecque, LGBT.
Pour autant, le dramaturge cherche à dédramatiser. « On en sortira, mais il nous faudra vingt ans pour réparer les dégâts. » Il cite l’existence de facteurs positifs, « la plate-forme démocratique prokurde, le mouvement féministe, ainsi que le mouvement écologiste ». Par ailleurs, « la conscience de la population est bien plus développée que ce qu’on imagine ».
Moments de bonheur
Sa conscience d’intellectuel a été façonnée par ses années d’enfance à Mardin, l’une des plus anciennes cités du sud-est de la Turquie, « une ville de pierre, fondée au pied d’une forteresse avoisinant le ciel », où coexistent plusieurs cultures, kurde, arabe, yézidie, arménienne, syriaque. Il y a appris « l’importance de la différence », comme il le souligne dans Les Djinns de l’argent (Kontr, 2018), un recueil de nouvelles autobiographiques traduites en français par Sylvain Cavaillès.
L’auteur y dit son émoi « pour les églises syriaques et les mosquées artukides ». Mardin lui a enseigné le fait que pouvaient exister, « et que c’était même une nécessité, à la fois une secte très ancienne comme les chemsis, qui vénéraient le Soleil, et les ézidis [ou yézidis], qui adorent la divinité du Grand Paon ». A Mardin, encore, il a écouté « en même temps les beaux appels à la prière en arabe et les psaumes en latin ».
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Sans oublier ces purs moments de bonheur, ces nuits de canicule où les habitants, en quête du moindre souffle de fraîcheur, devaient dormir à la belle étoile sur les terrasses et dans les cours. On sortait alors les matelas et « les couettes aux motifs argentés » dont l’éclat « allait si bien avec l’or des étoiles ».