France Culture , 1 Juin 2021, Julie Gacon, image: AFP Ozan Köse
Entretien avec la chercheuse Dorothée Schmid.
Il dit être à Dubaï mais il pourrait être n’importe où ailleurs, tant est impersonnel le décor de ses vidéos, toujours le même, un studio, peut-être une chambre d’hôtel sans fenêtre et qu’il agrémente parfois d’un filtre comme la crise sanitaire nous a appris à faire sur les logiciels de réunion en ligne…
Ce chef mafieux s’appelle Sedat Peker et depuis plusieurs jours, il inonde YouTube de seuls-en-scène où il balance tout… tout ce qu’il sait sur des figures politiques et leurs liens avec la mafia. Recep Tayip Erdogan, dont il fut longtemps un proche, a d’abord réagi avec réserve… mais le parquet d’Ankara a finalement émis un mandat d’arrêt contre ce parrain qui en sait beaucoup trop.
Depuis les années 90, on a beaucoup dénoncé en Turquie une espèce de collusion dans l’ombre. C’est ce qu’on appelle l’État profond – je rappelle que l’expression Etat profond est née en Turquie. C’est une espèce de collusion entre la mafia, les milieux ultranationalistes en Turquie, et des membres d’institutions comme la police. Sedat Peker était dans le paysage depuis les années 90. Il a été arrêté de nombreuses fois, eu beaucoup de procès, a toujours été libéré plus tôt que prévu. La dernière fois qu’on avait entendu parler de lui, en 2019, il était en Macédoine du Nord, où il a été arrêté sous une fausse identité. Il a été expulsé dans un premier temps vers le Kosovo, on l’a retrouvé au Monténégro, puis il est passé au Maroc, et là apparemment il est aux Émirats arabes unis, d’où il a décidé de vider son sac. Dorothée Schmid
Dans la vidéo de dimanche dernier, la 8ème de la série, Sedat Peker semble confirmer que les fameuses livraisons d’armes turques en Syrie, dont le gouvernement turc a prétendu que c’était pour des rebelles turkmènes, ont fini dans les mains d’al-Nosra. C’est précisément ce qui avait valu au rédacteur en chef du journal Cumhuriyet [qui avait révélé cette information] d’être arrêté et d’être aujourd’hui en fuite en Allemagne. Sedat Peker dit : « Vous voyez, je vous l’avais bien dit, c’était vrai ». Le problème, c’est la véracité de toutes ces affirmations. La façon dont Sedat Peker feuilletonne en mélangeant un peu tout et n’importe quoi, tout en, de temps en temps, lâchant des petites bombes… Maintenant, la plupart des analystes attendent d’autres révélations sur ce qui s’est passé en Syrie, peut être sur les trafics de pétrole avec Daesh, qu’on a accusé le gouvernement syrien d’organiser. Tout ça se rapproche de Recep Tayip Erdogan, mais malgré tout, Peker s’abstient de désigner nommément Erdogan comme étant responsable de tout ça. Il dit plutôt que son entourage le tient à l’écart de toutes ces actions noires. Et donc, on peut se demander si, en réalité, Sedat Peker n’est pas en train de se racheter une conduite auprès du chef de l’Etat en lui permettant de faire le ménage autour de lui. On n’a pas encore le fin mot de la, des objectifs, finalement, du mafieux. Mais ce qu’il faut voir, c’est que ce n’est pas un gentil opposant. Dorothée Schmid