Guillaume Perrier, Le Point, 8 Avril 2021.
Intrigue. Un agent en fuite, une élue menacée… L’ombre des services d’Erdogan plane sur la capitale autrichienne.
À Vienne, Il est 13 h 30 le 15 septembre dernier quand débute le premier interrogatoire de Feyyaz Öztürk, à Vienne. Âgé de 53 ans, ce colosse de 1,90 mètre, de nationalités turque et italienne, vient de se présenter à la porte de l’Office fédéral de protection de la Constitution et de la lutte antiterroriste (BVT), les services secrets autrichiens. Il affirme avoir des révélations explosives à faire. Face à des agents médusés, Öztürk se présente, selon les comptes rendus de ses auditions par les autorités autrichiennes, comme un ancien agent repenti du Milli Istihbarat Teskilati (MIT), le service de renseignement turc. Il dit avoir été recruté par des intermédiaires à la solde d’Ankara, dans le but d’assassiner plusieurs personnalités autrichiennes critiques du régime de Recep Tayyip Erdogan. Sa cible principale est une figure bien connue de la scène politique viennoise : l’ex-députée des Verts Berivan Aslan, une élue d’origine kurde. « Il a détaillé le projet d’assassinat de A à Z. Il a déclaré avoir été menacé par le MIT et forcé d’exécuter ce plan », précise Berivan Aslan, jointe à distance par Le Point. Cloîtrée dans son appartement, sous étroite protection policière depuis six mois, l’élue écologiste résume ainsi l’affaire : « Un tueur à gages présumé passe aux aveux. Il dit avoir reçu l’ordre de tuer une politicienne autrichienne, sur le sol de l’Union européenne. Il apparaît que la menace est sérieuse. Le procureur général autrichien inculpe le suspect. » Fin septembre, le parquet de Vienne place Feyyaz Öztürk en détention pour participation à des tentatives d’assassinats et relations avec des organisations criminelles, et pour « espionnage militaire en lien avec un État étranger », en l’espèce, la Turquie.
L’Autriche est sous le choc. Depuis quelques années déjà, plusieurs pays de l’Union européenne s’inquiétaient de la présence grandissante des réseaux d’influence turcs et de leurs cellules opérationnelles prêtes à passer à l’action contre des opposants réfugiés sur le sol européen. En Allemagne ou aux Pays-Bas, des enquêtes judiciaires pour espionnage, ouvertes depuis 2016, ont mis en lumière l’étroite surveillance des communautés d’origine turque par les ambassades, les mosquées, les fonctionnaires détachés de l’État turc ou par le biais d’associations islamistes et nationalistes inféodées à Ankara. Les activités clandestines du MIT ont été mises en évidence après l’assassinat à Paris, en janvier 2013, de trois militantes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) par un nationaliste turc qui était en lien avec les services secrets, selon le parquet antiterroriste français. Un crime politique dans lequel l’ancien ambassadeur turc Ismail Hakki Musa, ex-directeur adjoint du MIT, aurait joué un rôle de coordination, selon un document de la justice belge révélé le mois dernier. D’autres projets d’assassinats ont visé des responsables kurdes en Belgique. Une tentative d’enlèvement et d’empoisonnement d’un homme d’affaires turc a été déjouée par les autorités suisses. Mais, à Vienne, un cap a été franchi. Pour la première fois, des responsables politiques européens sont ouvertement pris pour cibles. L’affaire est prise très au sérieux. « Il faudra en tirer les conséquences », assure le ministre autrichien de l’Intérieur,Karl Nehammer. Au BVT, les téléphones de celui qui vient de passer aux aveux sont épluchés. Tout son réseau de soutien est passé au crible. Öztürk livre plusieurs noms. Süleyman M. lui a donné rendez-vous dans un café de Belgrade pour lui donner ses instructions et le nom de sa cible. Près de la ville de Linz, en Autriche, il rencontre Türker, « un nationaliste turc », et Izzet Ö., un Austro-Turc proche des Loups gris, un mouvement d’extrême droite. Selon les procès-verbaux des interrogatoires, Izzet « parlait tout le temps des cibles » : Berivan Aslan, ainsi que deux autres anciens parlementaires, Peter Pilz et Andreas Schieder, ou encore le président de la Fédération alévie de Vienne (les alévis forment une branche hétérodoxe de l’islam chiite). « Le quartier général des opérations pour l’Europe se trouve dans les Balkans, à Skopje, de nombreux agents sont postés en Bosnie et en Macédoine », révèle Öztürk. Mais, précise-t-il, ses interlocuteurs faisaient référence à des ordres venus de l’ambassade de Turquie à Prague. Selon lui, cette opération baptisée Djihad serait destinée à « répandre le chaos en Europe ». À sa tête se trouverait le haut représentant d’Ankara en République tchèque, qui n’est autre qu’Egemen Bagis, l’ancien ministre des Affaires européennes du gouvernement turc, un fidèle de Recep Tayyip Erdogan. Ces révélations surviennent dans un contexte agité entre l’Autriche et la Turquie. Le gouvernement dirigé par le conservateur Sebastian Kurz veut afficher sa fermeté face aux réseaux islamistes actifs dans le pays. En 2020, six mosquées jugées radicales et proches des Frères musulmans ont été fermées.
En novembre, Vienne a été frappée par un attentat djihadiste qui a fait 4 morts et 23 blessés. De son côté, le président turc Erdogan n’hésite pas à s’en prendre à l’Autriche qui, comme la France, est régulièrement taxée d’« islamophobie ».
Provocations.
« L’Autriche est un pays neutre, juge Berivan Aslan. Et nous avons une loi qui permet de réduire l’influence et les financements étrangers sur l’islam », poursuit-elle. Dans ce petit pays de 9 millions d’habitants, les citoyens turcs forment la principale communauté étrangère (environ 270 000 personnes, dont un tiers de Kurdes). Comme en Allemagne ou en France, elle est étroitement encadrée par les structures associatives et religieuses déployées ces dernières années par Ankara. « Nous savons comment l’ambassade travaille et comment elle a repris en main la communauté depuis 2011, affirme Peter Pilz, l’une des cibles du tueur présumé. Ils veulent contrôler toutes les organisations islamiques », souligne-t-il. L’Atib, l’antenne de la Diyanet (l’administration turque des affaires religieuses), et les mosquées qu’elle contrôle, mais aussi l’Union internationale des démocrates (UID), le prolongement du parti d’Erdogan, l’AKP, à travers toute l’Europe, permettraient, en Autriche comme ailleurs, d’« utiliser le pays pour des provocations et pour y renforcer l’expansion de la Turquie», juge Peter Pilz. En juin dernier, quelque 300 militants nationalistes turcs s’en étaient pris à une manifestation kurde, et de violents affrontements avaient éclaté dans les rues de la capitale autrichienne. En octobre, quelques dizaines de militants des Loups gris ont saccagé une église de la ville. Déjà, à l’été 2016, rappelle Berivan Aslan, les organisations pro-Erdogan avaient fait le siège de Vienne, mobilisant au passage les « Osmanen Germania », un gang de motards nationalistes liés à l’AKP, qui a depuis été dissous en Allemagne pour avoir été mêlé à des affaires d’extorsion, de trafic d’armes et de drogue… Depuis le putsch manqué de 2016 contre le dirigeant d’Ankara, « de nombreuses mosquées turques sont devenues des centres politiques plus que des lieux de culte. Et ceux qui s’opposent à Erdogan y sont dépeints comme des ennemis, des traîtres ou des soutiens du terrorisme », regrette Berivan Aslan. Les manifestants en 2016 l’avaient dénoncée comme une « groupie du PKK ». Un rapport du think tank Seta, affilié au ministère turc des Affaires étrangères, l’avait mise à l’Index pour ses sympathies prokurdes. Peter Pilz a reçu les menaces des groupes radicaux turcs avec plus de philosophie. « Je n’ai jamais demandé aucune protection, je ne prends pas cela très au sérieux », fanfaronne-t-il. Ce franc-tireur, fondateur des Verts autrichiens il y a trente-cinq ans avant de créer son propre mouvement politique, est aussi un journaliste d’investigation redouté, à la tête d’un média indépendant en ligne, ZackZack. Dans son vaste bureau, il parcourt les documents qu’il a accumulés ces dernières années sur les activités du MIT en Autriche. Si Peter Pilz s’est retrouvé dans le collimateur d’Ankara, c’est, selon lui, pour des raisons éminemment politiques. Comme le député européen social-démocrate Andreas Schieder, également cité dans ses interrogatoires par Feyyaz Öztürk, Pilz dénonçait sans relâche l’entrisme turc dans son pays. Soutien de longue date de la cause kurde, il s’enorgueillit même d’être surveillé par les agents turcs tout en étant bien introduit auprès des services occidentaux et du Mossad. « J’ai rencontré Öcalan, le leader du PKK, à Damas dans les années 1990. Je suis allé récemment dans le nord-est de la Syrie, sous administration kurde, j’ai soutenu le journal Cumhuriyet et les élus emprisonnés à Silivri, près d’Istanbul… Le MIT sait tout cela », lâche-t-il, avec un sourire satisfait. Vienne, observe l’ancien député, est particulièrement perméable à l’influence étrangère. Située à la porte des Balkans, nid d’espions depuis la guerre froide, la capitale autrichienne reste un repaire pour les agents de renseignement de tous horizons. « Le MIT est prêt à tout et nous sommes un petit pays vulnérable dont les services de renseignement sont défaillants », dit-il. Début septembre dernier, le gouvernement de Sebastian Kurz a expulsé un diplomate russe accusé d’espionnage, deux ans après une autre affaire qui impliquait un colonel de l’armée autrichienne. En 2010, Moscou et Washington avaient procédé à un échange de prisonniers à l’aéroport de Vienne. En 1989, c’est aussi à Vienne qu’un commando iranien avait assassiné le leader kurde Abdul Rahman Ghassemlou. Pilz a enquêté sur cette autre affaire et révélé la présence parmi les tueurs de Mahmoud Ahmadinejad, le futur président (2005-2013) de la République islamique d’Iran. L’Autriche a-t-elle cédé aux pressions de la Turquie ? Juste avant Noël, l’affaire connaît un rebondissement. Feyyaz Öztürk, le tueur présumé, est remis en liberté provisoire avant son procès et immédiatement expulsé d’Autriche vers l’Italie, son pays de résidence depuis quarante ans. Il s’évanouit dans la nature et le procès, sans sa présence, est ajourné. De nombreuses zones d’ombre demeurent. « Cela aurait pu
« L’Autriche est un pays neutre, juge Berivan Aslan. Et nous avons une loi qui permet de réduire l’influence et les financements étrangers sur l’islam », poursuit-elle. Dans ce petit pays de 9 millions d’habitants, les citoyens turcs forment la principale communauté étrangère (environ 270 000 personnes, dont un tiers de Kurdes). Comme en Allemagne ou en France, elle est étroitement encadrée par les structures associatives et religieuses déployées ces dernières années par Ankara. « Nous savons comment l’ambassade travaille et comment elle a repris en main la communauté depuis 2011, affirme Peter Pilz, l’une des cibles du tueur présumé. Ils veulent contrôler toutes les organisations islamiques », souligne-t-il. L’Atib, l’antenne de la Diyanet (l’administration turque des affaires religieuses), et les mosquées qu’elle contrôle, mais aussi l’Union internationale des démocrates (UID), le prolongement du parti d’Erdogan, l’AKP, à travers toute l’Europe, permettraient, en Autriche comme ailleurs, d’« utiliser le pays pour des provocations et pour y renforcer l’expansion de la Turquie», juge Peter Pilz. En juin dernier, quelque 300 militants nationalistes turcs s’en étaient pris à une manifestation kurde, et de violents affrontements avaient éclaté dans les rues de la capitale autrichienne. En octobre, quelques dizaines de militants des Loups gris ont saccagé une église de la ville. Déjà, à l’été 2016, rappelle Berivan Aslan, les organisations pro-Erdogan avaient fait le siège de Vienne, mobilisant au passage les « Osmanen Germania », un gang de motards nationalistes liés à l’AKP, qui a depuis été dissous en Allemagne pour avoir été mêlé à des affaires d’extorsion, de trafic d’armes et de drogue… Depuis le putsch manqué de 2016 contre le dirigeant d’Ankara, « de nombreuses mosquées turques sont devenues des centres politiques plus que des lieux de culte. Et ceux qui s’opposent à Erdogan y sont dépeints comme des ennemis, des traîtres ou des soutiens du terrorisme », regrette Berivan Aslan. Les manifestants en 2016 l’avaient dénoncée comme une « groupie du PKK ». Un rapport du think tank Seta, affilié au ministère turc des Affaires étrangères, l’avait mise à l’Index pour ses sympathies prokurdes. Peter Pilz a reçu les menaces des groupes radicaux turcs avec plus de philosophie. « Je n’ai jamais demandé aucune protection, je ne prends pas cela très au sérieux », fanfaronne-t-il. Ce franc-tireur, fondateur des Verts autrichiens il y a trente-cinq ans avant de créer son propre mouvement politique, est aussi un journaliste d’investigation redouté, à la tête d’un média indépendant en ligne, ZackZack. Dans son vaste bureau, il parcourt les documents qu’il a accumulés ces dernières années sur les activités du MIT en Autriche. Si Peter Pilz s’est retrouvé dans le collimateur d’Ankara, c’est, selon lui, pour des raisons éminemment politiques. Comme le député européen social-démocrate Andreas Schieder, également cité dans ses interrogatoires par Feyyaz Öztürk, Pilz dénonçait sans relâche l’entrisme turc dans son pays. Soutien de longue date de la cause kurde, il s’enorgueillit même d’être surveillé par les agents turcs tout en étant bien introduit auprès des services occidentaux et du Mossad. « J’ai rencontré Öcalan, le leader du PKK, à Damas dans les années 1990. Je suis allé récemment dans le nord-est de la Syrie, sous administration kurde, j’ai soutenu le journal Cumhuriyet et les élus emprisonnés à Silivri, près d’Istanbul… Le MIT sait tout cela », lâche-t-il, avec un sourire satisfait. Vienne, observe l’ancien député, est particulièrement perméable à l’influence étrangère. Située à la porte des Balkans, nid d’espions depuis la guerre froide, la capitale autrichienne reste un repaire pour les agents de renseignement de tous horizons. « Le MIT est prêt à tout et nous sommes un petit pays vulnérable dont les services de renseignement sont défaillants », dit-il. Début septembre dernier, le gouvernement de Sebastian Kurz a expulsé un diplomate russe accusé d’espionnage, deux ans après une autre affaire qui impliquait un colonel de l’armée autrichienne. En 2010, Moscou et Washington avaient procédé à un échange de prisonniers à l’aéroport de Vienne. En 1989, c’est aussi à Vienne qu’un commando iranien avait assassiné le leader kurde Abdul Rahman Ghassemlou. Pilz a enquêté sur cette autre affaire et révélé la présence parmi les tueurs de Mahmoud Ahmadinejad, le futur président (2005-2013) de la République islamique d’Iran. L’Autriche a-t-elle cédé aux pressions de la Turquie ? Juste avant Noël, l’affaire connaît un rebondissement. Feyyaz Öztürk, le tueur présumé, est remis en liberté provisoire avant son procès et immédiatement expulsé d’Autriche vers l’Italie, son pays de résidence depuis quarante ans. Il s’évanouit dans la nature et le procès, sans sa présence, est ajourné. De nombreuses zones d’ombre demeurent. « Cela aurait pu être le premier procès de cette ampleur.C’était l’occasion d’amener devant la justice les supporteurs de l’islam politique et les espions du gouvernement turc. Cette chance est maintenant perdue. Il ne reste que l’injustice et une carte blanche offerte à des agressions étrangères sur le sol européen », bouillonne Berivan Aslan, dont les activités restent suspendues.
Mauvais film.
En cavale, Feyyaz Öztürk dénonce de son côté une machination du BVT et des services secrets allemands, qui auraient été présents au cours de ses interrogatoires. Ses aveux auraient été manipulés dans le but de provoquer un scandale. Il affirme avoir été torturé au cours de sa détention dans la prison de Josefstadt, accusation balayée par le ministère de la Justice autrichien. Au cours d’un long entretien téléphonique avec Le Point, Özturk témoigne être allé se réfugier dans le nord du Tchad, via la Tunisie et la Libye. Il se trouverait à présent à Palerme, en Sicile. Il se présente comme un agent de renseignement « indépendant », ancien employé de l’Agence antidrogue américaine (DEA) en Turquie, spécialiste de la lutte contre le trafic de drogue et d’êtres humains. En trente ans de carrière, prétend-il, il a collaboré avec tous les services et accumulé suffisamment de secrets compromettants pour ne plus avoir peur pour sa vie. En septembre 2015, il aurait alerté la France à propos d’extrémistes turcs et tchétchènes en train d’acquérir des fusils d’assaut Kalachnikov pouvant servir à des attentats sur le sol français… «Certains gouvernements ont laissé faire. » Il se targue d’avoir bien connu Abdullah Catli, l’ancien parrain de la mafia turque, trafiquant d’héroïne et chef des Loups gris, mort en 1996 dans un accident de voiture. « Depuis 2017, j’ai eu des problèmes avec un groupe criminel qui se présente comme lié au MIT et qui incluait des policiers et des magistrats, précise-t-il. Ces gens se prétendent membres du MIT mais ils ont peut-être été utilisés. Cela ne correspond pas aux méthodes des services de renseignement. Cela ressemble à un mauvais film d’espionnage. »
Guillaume Perrier: journaliste, ancien correspondant du Monde en Turquie