Marie Jégo, Le Monde, 5 Avril 2021, photo: Lefteris Pitarakis, Associated Press
Dix amiraux retraités, considérés comme étant les instigateurs d’une déclaration critique du gouvernement, ont été placés lundi en garde à vue.
Dix amiraux turcs à la retraite ont été placés en garde à vue, lundi 5 avril, pour avoir critiqué le projet de contournement du Bosphore voulu par le président Recep Tayyip Erdogan et dénoncé l’islamisation croissante de l’institution militaire. Arrêtés à l’aube à leurs domiciles, les dix prévenus sont considérés comme les organisateurs d’une conspiration « visant à commettre un crime contre la sécurité de l’Etat et l’ordre constitutionnel », selon le parquet d’Ankara.
Parmi eux figure le contre-amiral Cem Gürdeniz, l’auteur de l’ambitieuse doctrine appelée « Patrie bleue », pressentant le contrôle de la Turquie sur de larges pans de la Méditerranée. Quatre autres anciens officiers de la marine, soupçonnés eux aussi d’être parmi les meneurs, n’ont pas été arrêtés en raison de leur grand âge mais, ils devront se présenter à la police dans les trois jours.
En cause, la publication, samedi, d’une déclaration critique du gouvernement signée par 104 amiraux à la retraite, dont les quatorze instigateurs présumés. Une enquête judiciaire a immédiatement été ouverte contre tout le groupe, pour beaucoup des septuagénaires. Le gouvernement crie au putsch. « Tous les putschs ont commencé par une pétition », a rappelé le président Erdogan, qui à cette occasion a réuni lundi les membres de son gouvernement dans son palais de Bestepe à Ankara.
Mise en garde contre la sortie de la convention de Montreux
Dénonçant, de la part des signataires, « des allusions à un coup d’Etat politique », il a joué sur la peur de ce phénomène, récurrent en Turquie. Coup d’Etat en 1960, en 1971, en 1980, sans compter le semi-putsch de 1997 et la tentative de putsch de 2016, qui a fait 250 morts et ouvrit la voie aux purges sans fin et à l’hyperprésidence de M. Erdogan.
En quoi les amiraux à la retraite ont-ils dépassé les bornes ? Leur texte met en garde contre la sortie de la Turquie de la convention de Montreux, le traité international qui réglemente la navigation à travers le détroit du Bosphore et des Dardanelles, entre la mer Méditerranée et la mer Noire. Ce traité, signé en 1936, est âprement débattu depuis que le président Erdogan a mis les bouchées doubles pour réaliser son projet pharaonique, soit l’ouverture à Istanbul, entre la mer Noire et la mer de Marmara, d’un canal artificiel de navigation censé contourner le Bosphore.
Ce chantier, estimé à plus de 25 milliards d’euros, est assorti d’un plan ambitieux de construction d’une ville nouvelle des deux côtés de cette voie d’eau, baptisée « Kanal Istanbul », notamment grâce à des investisseurs venus du Qatar. Le 24 mars, le président du Parlement, Mustafa Sentop, avait déclaré que la Turquie, une fois le canal achevé, ne se sentirait plus liée par la convention de Montreux et que le président Erdogan aurait alors toute liberté d’en sortir.
Islamisation de la société
Pour les anciens officiers de marine, c’était le mot de trop. Sortir du traité « serait contraire à l’intérêt de la nation », d’où leur « inquiétude ». Ils ne sont pas les seuls. Quelques jours plus tôt, 126 anciens diplomates avaient tiré la sonnette d’alarme, déclarant que la construction du « Kanal Istanbul » et la sortie de la convention de Montreux mèneraient « à la perte de la souveraineté absolue de la Turquie sur la mer de Marmara ».
Autre sujet d’appréhension pour les 104 pétitionnaires, l’armée, devenue de moins en moins laïque et républicaine, s’éloigne de « la voie civilisée tracée par Atatürk », le surnom de Mustafa Kemal, le père de la République turque. Avant tout, ils n’ont pas aimé les images sur les réseaux sociaux de l’amiral en exercice Mehmet Sari, apparu en tenue de prière dans la loge de la confrérie islamique Nurcu (branche Kurdoglu) dont il est le disciple. Et encore moins le fait qu’il se soit rendu sur les lieux en grande pompe, avec sa voiture de fonction et revêtu de son uniforme.
« Un éminent membre de l’armée turque fréquente les groupes et les confréries secrètes en costume officiel, ces images sont inquiétantes », ont déclaré au quotidien Cumhuriyet les « Lions de mer », un autre groupe d’officiers de marine à la retraite. Institution non homogène, l’armée est traversée par différents courants de pensée. Les représentants de l’aile kémaliste, favorables à la laïcité et pro-atlantistes, estiment que l’institution s’est éloignée des valeurs républicaines et laïques au profit des valeurs religieuses chères au cœur du président Erdogan, pressé de parachever son projet d’islamisation de la société.
Dérive idéologique dans l’armée
Ayant vu ses rangs lourdement purgés après le coup d’Etat manqué de 2016, l’armée a perdu bon nombre de ses cadres, remplacés par le tout-venant. Le règlement militaire a changé. Autrefois, les membres des confréries religieuses n’étaient pas admis, aujourd’hui les portes leur sont ouvertes. Les concours d’entrée des Académies militaires sont accessibles aux élèves des imam hatip (lycées religieux qui forment les imams) et la recommandation d’une confrérie est un plus sur le CV. Il y a aussi ces petits détails, blessants pour les kémalistes. Depuis quelque temps déjà, la mention « République de Turquie » ainsi que le profil d’Atatürk ont disparu de l’insigne du mérite.
Volontiers critiques de la dérive idéologique dans l’armée, les anciens amiraux nient avoir eu l’intention de renverser le gouvernement. « Les vrais putschistes sont ceux qui nous gouvernent », a déclaré au quotidien Cumhuriyet Türker Ertürk, l’un des signataires. L’amiral à la retraite ne mâche pas ses mots. « Ces dirigeants sont finis, ils n’ont aucune chance de gagner des élections. En créant des tensions, ils essaient de détourner l’attention des vrais problèmes, l’inflation, la perte du pouvoir d’achat, le fiasco de la réponse sanitaire à la pandémie, la politique étrangère… » Sa critique est sans concession : « Aujourd’hui, les dirigeants disent vouloir ouvrir une page blanche avec tout le monde, avec les Etats-Unis, avec Israël. Mais cette page blanche existait bel et bien jadis. Qui l’a salie ? Ceux qui sont au pouvoir. »