Courrier International, 6 April 2021, Kamran Bokhari
La prochaine guerre au Moyen-Orient n’opposera pas Téhéran à Riyad : la monarchie saoudienne est trop faible pour faire barrage aux ambitions iraniennes. C’est Ankara qui s’affirme désormais comme le seul leader du monde sunnite, estime le site Newlines Magazine.
Le 16 février, le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé que la Turquie reprendrait ses opérations contre les militants kurdes en Irak après l’enlèvement puis le meurtre de treize ressortissants turcs. “Nous resterons dans les zones que nous contrôlons aussi longtemps que nécessaire pour empêcher que de telles attaques se reproduisent”, a-t-il déclaré lors d’un rassemblement de sympathisants du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir.
Cette déclaration est intervenue deux jours après qu’une milice irakienne soutenue par l’Iran a menacé de s’en prendre aux forces turques présentes dans le nord de l’Irak. Ce conflit turco-iranien présage une guerre froide entre ces deux puissances régionales.
Si, pour l’instant, la Turquie et l’Iran donnent l’impression d’être davantage dans la coopération que dans la rivalité, une confrontation entre les deux pays reste néanmoins inévitable, alors que Téhéran est sur le point de remporter une bataille longue de quarante ans contre l’Arabie Saoudite.
En effet, la monarchie pétrolière n’aura pas offert une grande résistance alors que l’Iran étend sa sphère d’influence dans la région depuis 1979. Et pour l’heure, les Iraniens bloquent toujours l’accès du monde arabe aux Turcs, mais Ankara a plus de ressources que Téhéran à long terme.
Cette confrontation [entre l’Iran et la Turquie] va redéfinir l’équilibre de la région pour un long moment, notamment parce que Washington et Ankara ont des intérêts communs dès lors qu’il s’agit de faire refluer l’influence iranienne.
Pourtant, aux yeux de la plupart des observateurs, le principal conflit régional au Moyen-Orient oppose toujours l’Arabie Saoudite et l’Iran, considérés comme les meneurs respectifs des camps sunnite et chiite. Rares sont ceux à avoir compris que cette rivalité vieille de plusieurs décennies s’est en réalité achevée il y a près de quatre ans, lorsque
les forces syriennes soutenues par Téhéran ont repris Alep [en Syrie] aux rebelles, et écrasé les derniers espoirs saoudiens de voir le régime d’Assad entraîner l’Iran dans sa chute.
Des faiblesses chroniques et structurelles
Peu de temps après, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis ont essuyé un nouvel échec au Yémen face aux forces d’opposition houthistes soutenues par Téhéran. Il n’est pas surprenant que le conflit irano-saoudien ait été remporté par la République islamique.
Les pays arabes souffrent de faiblesses chroniques et structurelles – que les révoltes du “printemps arabe” n’ont fait qu’exacerber en 2011 –, qui ont créé des déficiences stratégiques dans la région. Ayant déjà largement profité de l’invasion américaine de 2003 visant à faire tomber le régime de Saddam Hussein, le pouvoir iranien a su renforcer sa position en exploitant l’effondrement des autocraties voisines, accélérant ainsi la crise de leadership dans le camp sunnite.
Lors du “printemps arabe”, l’Iran était en réalité déjà en bonne position pour profiter de la déliquescence des traditionnelles puissances régionales. Le chaos qui a suivi a permis aux Iraniens d’étendre leur influence géopolitique du Levant jusqu’à la péninsule Arabique. Le Yémen en est le parfait exemple : les rebelles houthistes, pions des Iraniens, ont fait entrer le conflit géopolitico-religieux au cœur de la monarchie saoudienne.
En dépit de ses avancées, et comme toutes les grandes puissances, l’Iran doit composer avec des contraintes qui limitent l’expansion de son influence régionale. Mais le point important ici est qu’il n’existe aucune force dans le monde arabe capable de faire contrepoids et de chasser l’Iran des zones qu’il domine déjà par le jeu d’intermédiaires (l’Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen).
Cela étant, la révolte en Syrie représentait une grande menace pour la stratégie iranienne. L’effondrement du régime d’Assad aurait ouvert une énorme brèche dans la sphère d’influence de Téhéran. L’Iran aurait pu être coupée de son principal allié dans la région, le Hezbollah libanais, et une guerre en Syrie dominée par les forces sunnites rebelles aurait menacé l’administration prochiite en Irak. Pour les ayatollahs, ce scénario catastrophe aurait pu effacer trente années d’efforts en matière de politique étrangère.
C’est pourquoi les Iraniens ont massivement investi pour maintenir le régime d’Assad. Possédant des services de renseignements et des capacités militaires bien supérieurs à ceux de l’Arabie Saoudite, la République islamique a pu écarter toute menace immédiate sur ses ambitions régionales. La division du camp sunnite s’est avérée un facteur décisif en faveur de l’Iran.
Crise de leadership dans le camp sunnite
Les Saoudiens n’ont jamais exercé de monopole d’influence sur le monde arabe, et la révolte en Syrie a fait émerger le groupe État islamique [Daech], qui a fini par représenter une menace bien plus grande que ne l’a jamais été Al-Qaida pour l’Arabie Saoudite. Daech a su exploiter la rivalité géopolitico-religieuse entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Plus les Saoudiens soutenaient les rebelles anti-Assad en Syrie, plus ils renforçaient le monstre Daech.
Côté turc, le “printemps arabe” a été vu comme une occasion de reprendre la main sur d’anciennes zones d’influence. C’est pourquoi la Turquie cherche aussi à exploiter la crise de leadership du camp sunnite. Les querelles entre puissances sunnites se transforment en conflits géopolitico-religieux. Le conflit Iran-Arabie Saoudite est en train de se transformer en rivalité Iran-Turquie. Ces deux pays sont historiquement les frères ennemis de la région.
La guerre des blocs
Mais la relation entre l’Iran et la Turquie masque le retour de cette rivalité. L’impression d’un alignement entre ces deux pays est souvent renforcée par de nombreuses initiatives diplomatiques, des accords bilatéraux et le soutien à des alliés contre des adversaires apparemment communs. Cela explique pourquoi des personnes par ailleurs bien informées parlent d’un axe Turquie-Iran-Qatar faisant face à un bloc regroupant l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, Israël et l’Égypte.
Il est souvent question dans les milieux politiques de la nécessité de faire reculer l’influence iranienne dans la région. Reste à savoir qui prendra la tête de cette offensive, car l’Iran et ses pions ne se laisseront pas déloger du monde arabe sans l’intervention d’une puissance extérieure. Les États-Unis ne veulent pas s’engager dans une nouvelle grande campagne militaire, surtout pas au Moyen-Orient. Israël ne cherche qu’à s’assurer que les Iraniens ne prennent pas trop leurs aises là où ils menacent l’État hébreu. Ce qui ne laisse que la Turquie parmi les puissances ayant à la fois la volonté et les capacités de s’opposer aux Iraniens. Cela n’arrivera peut-être pas tout de suite, mais c’est inévitable.