Marine Landrot, Télérama, 12/03/2019
“Comment ne pas y voir la métaphore du cas de conscience que se pose aujourd’hui chaque intellectuel turc ? (….) Actrice de théâtre en minijupe et décolleté, la femme aux cheveux roux du titre incarne exactement ce que le dictateur turc veut aujourd’hui éradiquer, dans sa répression de toutes les formes d’art contemporain.”
“Un père disparu, une actrice en minijupe, un ado en fuite après un méfait honteux. Un roman puissant sur la filiation et sur l’oppression en Turquie.”
N’est-ce pas la marque des grands livres ? Un vertige à diffusion lente étreint le lecteur, qui s’accroche aux faits pour ne pas vaciller, sans pouvoir s’empêcher de scruter les abysses creusés dessous. Au commencement, il croit que le décor est à l’origine de son tournis : un hectare de cailloux, d’herbes et de flaques, qu’un vieux puisatier a pour mission impossible de forer jusqu’à faire jaillir de l’eau, avec l’aide d’un lycéen inexpérimenté. Les considérations techniques, précises et détaillées, schéma descriptif à l’appui, donnent en secret le mode d’emploi du roman, complexe, méthodique, puissant. La concentration est de mise, l’esprit logique aussi, mais l’intuition la plus irrationnelle fera la différence, pour entrevoir le feu dévorant sous la glace ouvrée des personnages. D’autant qu’un jeu de miroirs et de poupées gigognes fait apparaître leurs doubles, dans les replis d’une narration qui file à travers le temps, depuis 1985 jusqu’à 2016.
Qu’est-ce qui agite Cem, adolescent cérébral et gringalet ? L’angoisse de la transparence, depuis que son père est parti, sans laisser d’adresse ni d’explication, avec pour tout bagage son odeur de savon et de biscuit. Enlèvement politique ? Escapade amoureuse ? La question n’a pas droit de cité, elle se formule à l’étouffée, dans le silence suffoquant du non-dit, et c’est tout l’art du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk que de comprimer les atermoiements dans des phrases informatives, faussement dépourvues d’affect. Pour comprendre, le garçon imite. Il quitte à son tour le domicile familial et va travailler sur le chantier de construction d’un puits. Sur place, il se trouve un substitut paternel en la personne de son patron, et se prend de passion pour une actrice aux cheveux roux qui pourrait être sa mère.
Pour parachever le trouble, Cem voue un culte à l’histoire d’Œdipe, au point d’inviter le mythe dans sa propre existence, et de le décliner symboliquement à travers chacune de ses rencontres. Un méfait honteux, commis pendant ce boulot d’été, le contraint à prendre à nouveau la fuite. Voilà Cem transformé en puits ambulant, au fond duquel croupissent la peur et la culpabilité, mais aussi la soif de changement et de liberté. La cavale durera trente ans, paralysée par le désarroi et propulsée par l’instinct de guérison, tiraillée entre le désir d’oublier le désastre et la nécessité d’affronter la vérité.
Comment ne pas y voir la métaphore du cas de conscience que se pose aujourd’hui chaque intellectuel turc ? Orhan Pamuk a écrit ce roman quelques mois avant le coup d’Etat manqué de juillet 2016 contre le président Erdogan, qui a donné lieu à une immense vague de purges dans le pays. Actrice de théâtre en minijupe et décolleté, la femme aux cheveux roux du titre incarne exactement ce que le dictateur turc veut aujourd’hui éradiquer, dans sa répression de toutes les formes d’art contemporain. Vaste et méticuleux, le roman d’Orhan Pamuk est cependant bien plus qu’un cri d’alarme sur les dégâts de décennies d’oppression sourde en Turquie. Il sonde les mystères de la filiation, et par ricochets, ceux de la transmission et de l’identité, pour remonter à la source de tout être, revenir au point de départ, et creuser un nouveau puits dans le champ des possibles.
| Kirmizi saçli kadin, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, éd. Gallimard, 304 p.