par Xavier Lapeyroux. Le Monde Diplomatique
En Turquie, dans les années 1950, les femmes ressemblaient à des fourmis volantes, selon Nermin, la narratrice de ce roman publié en 1971 : « On leur a donné des ailes pour voler, et pourtant elles rampaient sur la Terre, sous mes pieds. » Mais Nermin, elle, ne rampe pas, et cherche à prendre son envol. Elle fait des études, elle lit Le Capital, la littérature russe, elle boit du vin en compagnie d’artistes qu’on menace de jeter en prison, et elle écrit de la poésie : « Qui sont ceux qui nous condamnent à vivre sous terre / Nos visages sont livides, compagnons / Alors que le ciel est d’un bleu infini ! »
À cette époque, les livres circulent sous le manteau, les filles ne dansent qu’entre elles, « les gens s’épient tout le temps », les mariages sont arrangés, les athées sont des traîtres. Pour Nermin, qui cherche épanouissement et indépendance, la fuite devient l’unique solution. Mais sa mère a des yeux, des oreilles, des mains pour la retenir et pour la séquestrer. Le père, lui, est proche de la mort. Il raconte comment il a gagné son pain, toute une vie de navigation, de guerre, de contrebande — il est toujours fier de sa Turquie, celle d’autrefois, et il se désole : « Ma pauvre enfant, quel gâchis ! Que celui qui l’a pervertie ait la tête broyée (…). Si seulement elle avait la foi, ne serait-ce qu’un peu (…), cela aurait suffi. » Mais, quand il loue les vertus du renoncement aux plaisirs terrestres, qu’il assène à sa fille que Dieu est « un refuge, un soutien, une consolation… », Nermin l’entraîne sur le terrain du politique : « Il n’y a pas de Dieu, il n’y a que des exploiteurs et des exploités. »
Plus tard, devenue femme et épouse, « Bayan Nermin avait adhéré au Parti (…). Elle avait cru qu’en moins de quatre ans ses camarades ouvriers occuperaient toutes les places de la ville (…), que leurs cris perceraient le ciel doré et que la société “sans classes, sans privilèges” qu’ils espéraient depuis des siècles verrait enfin le jour ». Mais son désenchantement est à la hauteur de ses espérances. Elle s’enlise dans une vie de femme qui ne lui ressemble pas, se dispute avec son mari, qui remet en cause la légitimité de son engagement, constate que les portes de l’émancipation demeurent closes : « “Ce n’est pas ma faute, répétait-elle, j’ai fait tout ce que je pouvais, j’ai vécu parmi le peuple, mais je n’ai pas réussi à combler le fossé creusé par les siècles. Le pouvais-je ? Ils ont la tête dure, très dure.” » Pour autant, elle n’est pas vraiment portée sur la plainte. Elle n’ignore rien de l’autodérision — « Y en a-t-il d’autres que moi en plus profond désaccord avec la société ? Quelle noble créature je fais, dans la déroute… Une héroïne anonyme, toujours en quête de nouveaux combats : regardez, je suis de celles qui œuvrent à faire de ce monde un monde meilleur ! »
Leyla Erbil (1931-2013), dont a été antérieurement traduit un autre ouvrage, Jour d’obscurité (Actes Sud, 2012), eut une vie d’engagement. Elle fut notamment cofondatrice de l’Union des artistes turcs et du Syndicat des écrivains de Turquie. Mais elle s’est engagée aussi en littérature, non seulement en attaquant les tabous, mais également en travaillant la langue, en en faisant jouer les divers niveaux, les multiples tonalités de classe et de région…
En 2002, elle fut la première écrivaine turque nommée pour le prix Nobel de littératur
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