La Croix, 14.10.2020
Malgré un fragile cessez-le-feu, les combats se poursuivent au Haut-Karabakh, région peuplée d’Arméniens au milieu du territoire azerbaïdjanais. Les interventions des puissances voisines – Russie, Iran et surtout Turquie – font craindre une internationalisation du conflit.
Que se passe-t-il au Haut-Karabakh ?
Gelé depuis 1994, le conflit au Haut-Karabakh s’est à nouveau embrasé. Alors que les négociations de paix sur le sort de cet espace peuplé d’Arméniens en plein territoire azerbaïdjanais étaient au point mort, de premiers accrochages ont eu lieu fin juillet. Comme toujours, la responsabilité de leur déclenchement reste floue. Les Arméniens ont déploré des bombardements dans la ville de Berd et les Azerbaïdjanais ont dénoncé des tirs dans le nord de leur territoire, chacun affirmant s’être contenté de « riposter ». « En visant la ville de Tovouz, par laquelle passent notre gazoduc et notre autoroute vers la Géorgie, les Arméniens ont voulu nous adresser un message : ”Oubliez vos prétentions sur le Haut-Karabakh, sinon nous vous toucherons au cœur” », affirme l’ambassadeur d’Azerbaïdjan en France, Rahman Mustafayev. Désireux de « montrer ses muscles », son pays, reconnaît-il, a alors lancé quinze jours « d’exercices militaires à large échelle ».
Finalement, après des semaines d’escarmouches, les affrontements ont réellement repris le 27 septembre. Ils ont lieu cette fois à l’intérieur et autour du Haut-Karabakh, et en particulier dans la « zone tampon » conquise par les Arméniens en 1994 pour assurer une continuité territoriale entre la république d’Arménie et le Haut-Karabakh. Durant deux semaines, les bombardements font rage à Stepanakert, Fizouli, Djebraïl, sans que les multiples appels au cessez-le-feu soient entendus. Pour l’Azerbaïdjan, seul un retrait des forces indépendantistes et arméniennes pourra mettre fin au conflit. De leur côté, l’Arménie et les séparatistes du Haut-Karabakh invoquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour faire reconnaître l’indépendance de la république autoproclamée d’Artsakh – son nom arménien. Le risque est que ce conflit s’internationalise dans une région où Russes, Turcs, Iraniens et Occidentaux ont des intérêts à défendre.
La Russie, puissant parrain
Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui furent des Républiques « sœurs » au temps de l’Union soviétique, place le Kremlin dans une situation délicate. Liée à l’Arménie par une alliance militaire – l’Organisation du traité de sécurité collective –, la Russie a toujours pris soin de maintenir ses liens avec les deux belligérants, vendant des armes à chacun.
« Le jeu traditionnel de la Russie était de maintenir un certain calme pour préserver ses intérêts dans le Caucase », rappelle le diplomate Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne. Récemment, Moscou a donné l’impression de se rapprocher de l’Azerbaïdjan, qui lui fournit du gaz et du pétrole. À l’inverse, ses relations avec l’Arménie se sont refroidies depuis l’élection, il y a deux ans, d’un premier ministre libéral, Nikol Pachinian, à la suite d’une « révolution de velours » qui a chassé les anciens apparatchiks. Ces dernières semaines, Vladimir Poutine s’est gardé d’afficher un soutien affirmé à l’Arménie : la Russie n’a pas à intervenir, puisque « les affrontements ne se déroulent pas » sur le territoire arménien, a-t-il rappelé le 7 octobre à la télévision publique Rossiya 24, au grand dam des Arméniens. Mais l’entrisme de la Turquie dans la région bouscule les équilibres et provoque directement la Russie dans sa sphère d’influence.
Le trublion turc
La Turquie est-elle en passe de réaliser son rêve : bâtir une union turcophone allant du Bosphore à l’Asie centrale et réunissant autour d’elle l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Turkménistan ? Le conflit au Haut-Karabakh donne au président Recep Tayyip Erdogan l’occasion d’affirmer ses velléités de puissance régionale et de narguer la Russie dans sa zone d’influence traditionnelle. Sitôt l’annonce des premières victimes civiles et militaires, il n’a pas hésité à répéter que les populations de la Turquie et de l’Azerbaïdjan constituaient « un seul et unique peuple », sommant l’Arménie de mettre fin à « l’occupation » du Karabakh.
La solidarité entre les deux pays n’est pas tant religieuse – les Turcs sont majoritairement musulmans sunnites et les Azéris majoritairement musulmans chiites – que culturelle et économique : l’Azerbaïdjan fournit du gaz naturel à la Turquie, via un gazoduc passant par la Géorgie. Déjà à l’offensive sur de nombreux fronts – en Libye, en Méditerranée orientale ou en Syrie –, la Turquie a choqué de nombreuses capitales en envoyant en Azerbaïdjan des centaines de mercenaires syriens, pour la plupart recrutés dans les rangs djihadistes.
L’inquiétude de l’Iran
L’islam chiite est un facteur de rapprochement entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, même si la culture de ce pays reste très laïque du fait de l’héritage soviétique. L’Iran, où vit une petite communauté arménienne d’environ 300 000 membres, entretient par ailleurs des relations économiques soutenues avec Erevan.
Dans le conflit du Haut-Karabakh, Téhéran défend « l’intégrité territoriale » azerbaïdjanaise. Mais l’envoi de djihadistes sur le terrain par la Turquie a fait sortir Téhéran de son apparente neutralité. « Il est inacceptable pour nous que certains veuillent transférer des terroristes de Syrie et d’autres endroits vers des régions proches de nos frontières », a prévenu le président Hassan Rohani. L’Iran s’inquiète aussi de l’impact du conflit sur sa population. La communauté azérie, qui comprendrait entre 20 et 30 millions de membres (sur 80 millions d’habitants), est en effet la première « minorité » du pays. Elle est bien plus importante que celle des Kurdes, des Arabes, des Baloutches ou des Arméniens.
Téhéran redoute que la solidarité avec Bakou ne réveille des velléités indépendantistes, contre lesquelles il lutte avec vigueur. Des manifestations pro-Azerbaïdjan organisées à Tabriz et Téhéran, aux cris de « Nous sommes azerbaïdjanais, le Haut-Karabakh nous appartient », ont d’ailleurs été rapidement dispersées.
Les peurs d’une internationalisation du conflit
Plusieurs fois depuis 1994, des affrontements ont eu lieu, rappelant que ce conflit n’était clairement pas « gelé ». « Mais, traditionnellement, ils avaient lieu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, sous la surveillance de la Russie. Il s’agissait d’un conflit local, avec une dimension régionale assez réduite, sauf pour la recherche de son règlement sous l’égide du groupe de Minsk, coprésidé par la Russie, les États-Unis et la France », rappelle Michel Duclos. « Cette fois, l’intervention massive de la Turquie et d’Israël aux côtés de l’Azerbaïdjan change la donne du point de vue iranien, et sans doute aussi russe. »
Les intérêts des Occidentaux dans la région sont notamment économiques, avec l’exploitation des hydrocarbures de la mer Caspienne. Par la voix de son ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, la France ne cesse d’alerter sur « la menace d’une escalade hors de contrôle ».
Vendredi 9 octobre, le président russe Vladimir Poutine a obtenu un fragile cessez-le-feu des deux belligérants, qui n’a pas permis de mettre fin aux hostilités. « Peut-être seront-ils obligés cette fois de coopérer avec les Turcs, un peu sur le modèle du processus d’Astana mis en place pour la Syrie et incluant Russie, Turquie et Iran », s’interroge Michel Duclos. Une transposition de cette formule au Caucase du Sud signerait l’échec du groupe de Minsk.
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