Les prévenus comparaissaient, vendredi, devant le tribunal de Çaglayan, à Istanbul, pour répondre d’accusations de participation à des manifestations non autorisées, organisées pour protester contre l’arrestation maire de la ville, Ekrem Imamoglu.
La justice turque donne parfois l’impression d’assister à un spectacle qui serait cocasse si l’objet n’était pas aussi grave. Vendredi 18 avril, dans la salle 27-A du tribunal deÇaglayan, à Istanbul, 99 prévenus, pour la plupart des étudiants, étaient appelés à se défendre contre des accusations de participation à des manifestations non autorisées, survenues après l’arrestation, le 19 mars, du maire de la ville, Ekrem Imamoglu, principal rival et bête noire du président Recep Tayyip Erdogan. Parmi les nombreuses personnes présentes, souvent debout ou assises dans les travées, trois reporters et quatre photojournalistes, dont Bülent Kiliç, lauréat d’un prix Pulitzer en 2014, et Yasin Akgül, de l’Agence France-Presse, qui couvraient ces protestations, étaient également jugés.
Dès les premières minutes de l’audience, un des avocats des journalistes, Veysel Ok, a rappelé les charges d’accusation fantaisistes, concoctées par une parodie de justice. Obligé d’expliquer la présence de ses clients aux manifestations, il a rappelé, très sérieusement, que « les journalistes couvrent les manifestations, [qu’]ils sont payés pour ça [et qu’]ils étaient bien là en qualité de journalistes ».
D’un ton tout aussi sec, il a affirmé que les photos prises par les policiers durant les protestations avaient été recadrées de manière que les caméras des journalistes n’apparaissent pas dans les clichés. « Pour cela, nous portons plainte contre les agents qui ont, de par leur action, entraîné les journalistes ici », a-t-il ajouté, avant d’obtenir le renvoi de leur cas dans une audience séparée, sans date précise pour le moment.
Lire aussi | En Turquie : « Nous n’avons plus peur de dire haut et fort les choses qui nous sont devenues insupportables »
S’est ensuivi un long plaidoyer du principal avocat des étudiants, pour qui les jeunes, arrêtés pour la plupart chez eux, au petit matin, sont victimes « d’un procès absurde et d’accusations risibles ». « Ils ont participé à une manifestation, on leur a dit de se disperser, ils ne l’ont pas fait. Est-ce un acte d’accusation ? », s’est-il interrogé, avant de s’adresser à la juge et au procureur : « Non, c’est une diversion, une absurdité, ceci n’est pas un procès et d’évidence tout le monde sera acquitté, alors faites le maintenant ! »
« Absence flagrante de preuves »
Il est alors 11 h 30 et la magistrate sort de la salle, provoquant une interruption de séance de quelques minutes. Dans le public, plusieurs voix s’élèvent contre la mauvaise sonorisation de la salle. Un jeune inculpé, étudiant à l’université d’Istanbul, maintenu en détention pendant dix-sept jours et assis au fond de la salle, explique à ses proches que, lors de sa déposition, la photo présentée par les policiers et censée l’identifier parmi les manifestants était floue et méconnaissable. Lui dit n’être là que pour « avoir participé à une manifestation interdite ». D’autres, précise-t-il, sont inculpés pour « insulte au président », Recep Tayyip Erdogan. L’infraction, passible de quatre années de prison ferme, selon le code pénal, a été utilisée dans plus de 200 000 enquêtes judiciaires au cours de la dernière décennie.
A la reprise de l’audience, après la lecture inaudible de l’acte d’accusation par la juge, les jeunes se sont succédé à la barre du tribunal pour décliner leurs noms, leurs qualités et leurs lignes de défense. Certains ont pris la parole plus longuement, tel Ahmet Dincel, président de la branche d’Istanbul du Parti communiste turc (TKP). Arrêté le 25 mars et incarcéré à la prison de Silivri, comme Ekrem Imamoglu, il s’est lancé dans un plaidoyer contre le pouvoir en place : « En arrêtant le maire [d’Istanbul], Ankara a fait un coup d’Etat. C’est la raison pour laquelle nous avons manifesté. En agissant ainsi, nous ne faisons pas de l’agitation, mais nous exprimons l’espoir de tout un peuple », a-t-il déclaré, suscitant les vifs applaudissements d’une partie de la salle.
Lire aussi | « Les manifestations en Turquie expriment l’exaspération de la génération Z »
Tout l’après-midi de vendredi, les prévenus se sont ainsi relayés à la barre. Leurs avocats ont ensuite pris la parole jusque tard dans la soirée, avant que la juge ne lève la séance. La prochaine audience est prévue après les congés d’été, le 3 octobre.
Au total, 819 personnes sont poursuivies dans le cadre de ces manifestations, a fait savoir, début avril, le parquet d’Istanbul. Dans un communiqué publié jeudi, l’ONG Human Rights Watch a dénoncé l’« absence flagrante de preuves » dans les cas examinés. « L’objectif de ces procès précipités est d’envoyer un avertissement contre l’exercice du droit à manifester pacifiquement et la liberté d’expression », estime Hugh Williamson, directeur de l’organisation pour l’Europe et l’Asie centrale. Et d’ajouter : « Le procureur devrait demander l’abandon de ces affaires, à moins qu’il n’existe des preuves directes et substantielles que des individus précis ont commis des crimes spécifiques. »
Plusieurs inculpés, souligne Human Rights Watch, sont accusés d’avoir porté des armes ou dissimulé leur visage pour éviter d’être identifiés. Mais selon l’ONG, le seul exemple figurant dans l’acte d’accusation est une allégation selon laquelle un manifestant avait une pierre dans la main.
Lire aussi | Les manifestations en Turquie, tout un poème