LIBÉRATION, le 28 février 2025
L’appel par Abdullah Ocalan, fondateur historique du Parti des travailleurs kurdes emprisonné depuis vingt-six ans en Turquie, à désarmer mais aussi dissoudre l’organisation, a suscité la stupéfaction et pose question, notamment sur les contreparties qui seront apportées.
Attendue depuis des jours, négociée depuis des semaines, la déclaration d’Abdullah Ocalan s’est révélée jeudi après-midi encore plus puissante que prévu. Le fondateur et chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ne s’est pas contenté de demander à ses combattants de déposer les armes après quatre décennies de guérilla. Il a ordonné la dissolution de son mouvement armé en affirmant «assumer la responsabilité historique de cet appel».
Le message du leader kurde de 75 ans, emprisonné depuis vingt-six ans en Turquie, a été lu devant les caméras par des députés DEM, le parti pro-kurde au Parlement turc, qui lui ont rendu visite pendant trois heures jeudi dans sa prison de l’île d’Imrali, au large d’Istanbul. Devant une large photo montrant le chef historique du PKK, les cheveux blanchis, une feuille blanche en main, le texte lu en turc et en kurde a soulevé des mouvements de liesse en Turquie et dans la région.
En effet, cet appel pourrait non seulement mettre fin à des décennies de violences entre PKK et forces turques, qui ont fait 40 000 morts en Turquie, mais aurait des implications en Syrie et en Irak auprès des mouvements et des combattants cadres ou affiliés au PKK dans les deux pays. Le processus entamé en Turquie depuis plusieurs mois par les forces politiques, notamment le parti nationaliste MHP, allié du gouvernement, pour engager le dialogue avec Ocalan, aboutit au moment où les Kurdes syriens sont en pleine négociation avec les nouvelles autorités de Damas. Le lien entre les développements à l’intérieur de la Turquie et ceux en Syrie est souligné par tous les acteurs et observateurs du dossier, à l’heure où l’appel d’Ocalan soulève moult interrogations.
«Si les raisons de porter les armes disparaissent, nous les déposerons»
Le chef du PYD syrien, parti issu du PKK, Salih Muslim, a exprimé son soutien à la déclaration du chef historique kurde, peu après sa diffusion. «On n’a pas besoin d’armes, si on a le droit de travailler politiquement», a affirmé Muslim dans une intervention sur la chaîne Al-Arabiya. «Si les raisons de porter les armes disparaissent, nous les déposerons», a-t-il insisté. La première réaction positive du parti kurde qui domine la zone autonome du Nord-Est syrien ainsi que les Forces démocratiques syriennes (FDS), son bras armé, pose la question de la contrepartie politique au renoncement aux armes.
«Le contexte régional, en particulier l’évolution en Syrie, jouera un rôle déterminant dans le processus», écrit la chercheuse turque Esra Elmas dans un article sur le site Middle East Eye. La spécialiste des résolutions de conflit indique que «la Turquie et la nouvelle administration syrienne sont en train de négocier l’avenir des FDS, sur le plan de la structure militaire et du cadre administratif. L’intégration ou pas des FDS dans l’armée syrienne aura un impact direct sur l’attitude du PKK et sa réponse à l’appel à déposer les armes».
La présence en Syrie de centaines de cadres militaires du PKK turcs ou irakiens et leur sort en cas de désarmement et de dissolution du mouvement sont au centre du questionnement. Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a appelé à plusieurs reprises les nouvelles autorités de Damas, alliées d’Ankara, à expulser «les combattants non syriens» issus du PKK. «Ce n’est pas seulement une menace pour notre sécurité, mais pour la région entière», a-t-il estimé.
Soutien enthousiaste
«Il faut attendre des clarifications pour savoir comment se traduirait une dissolution du PKK», souligne Félix Legrand, chercheur indépendant, familier du Nord-Est syrien. «Si elle concerne la structure transnationale ou également les formations locales apparentées ? Si les combattants kurdes étrangers à la Syrie au sein des FDS sont considérés comme PKK ou pas ? Et surtout quelles garanties ils peuvent avoir s’ils déposent les armes», énumère le chercheur. «Des garanties de sécurité aux forces kurdes syriennes de la part de Damas mais aussi une clarification des positions de la Turquie pour faire cesser les attaques de ses supplétifs syriens qui se poursuivent dans la région de Manbij et s’engager à ne pas poursuivre de combats en Syrie sont nécessaires», poursuit-il.
Le soutien enthousiaste du président du gouvernement du Kurdistan irakien, NetchirvanBarzani, à la déclaration d’Ocalan a contribué à favoriser l’entente entre les Kurdes. Le leader kurde irakien avait annoncé le message imminent du chef du PKK la veille dans un discours au Forum d’Erbil 2025. Il venait de rencontrer une délégation du parti DEM turc avant que celui-ci se rende le lendemain auprès d’Ocalan en prison. NetchirvanBarzani avait également reçu la visite du chef des FDS, Mazloum Abdi, en pleine négociation avec le nouveau pouvoir à Damas sur l’intégration éventuelle des forces à majorité kurdes au sein de la nouvelle armée syrienne en cours de constitution.
«Notre message à nos frères kurdes syriens est de ne pas rester à attendre, mais d’aller à Damas participer au processus politique», avait affirmé le responsable kurde irakien. «Barzani a un rôle utile dans la mesure où il peut parler avec Damas et Ankara, souligne Félix Legrand. Il a surtout intérêt à voir cesser les attaques de l’armée turque contre les forces du PKK dans les montagnes d’Irak.» Intervenant dans une scène régionale en pleine mutation, l’appel à la dissolution du PKK survient à un moment où les Kurdes sont globalement affaiblis dans la région. Et cela particulièrement pour les Kurdes syriens des FDS, négligés par la nouvelle administration Trump après avoir été le fer de lance de la coalition antiterroriste contre l’Etat islamique.