Durcissement d’un côté, détente de l’autre : en Turquie, les manœuvres du président Erdogan pour se maintenir au pouvoir/ Killian Cogan/ LIBERATION

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Libération, le 7 février, 2025

Les machinations du président turc Recep Tayyip Erdogan pour se maintenir au pouvoir paraissent toujours plus machiavéliques. Alors que les frasques de Donald Trump et les premiers pas du nouveau régime syrien accaparent l’attention internationale depuis quelques semaines, le leader turc en a profité, semble-t-il, pour multiplier les coups de filets au sein de l’opposition.

Dans le sillage des élections municipales de mars 2024, qui ont consacré une large victoire de l’opposition, le pouvoir turc a d’abord destitué plusieurs maires liés au parti prokurde DEM dans le sud-est du pays. Accusés d’appartenance à «l’organisation terroriste» du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), huit édiles de ce parti ont été remplacés par des administrateurs directement nommés par le pouvoir.

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Jusqu’alors limités au DEM, ces ciblages d’élus locaux se sont récemment étendus à d’autres formations politiques, comme le Parti républicain du peuple (CHP), laïque, kémaliste, et principale force politique du pays. Ainsi, en octobre dernier, Ahmet Özer, le maire du district stambouliote d’Esenyurt, issu de ce parti, a été accusé, lui aussi, d’entretenir des liens avec le PKK, avant d’être destitué et remplacé par un administrateur. Le 13 janvier, c’est Riza Akpolat, maire du district de Besiktas à Istanbul, un bastion kémaliste, qui a été arrêté à son tour, accusé pour sa part d’avoir truqué des appels d’offres publics.

Arrêtée pour avoir joué une combattante du PKK dans «le Bureau des légendes»

Une semaine plus tard, les autorités turques ont inculpé la figure d’extrême droite Ümit Özdag pour «insulte contre le président» et «incitation à la haine». A la tête d’un microparti xénophobe, Özdag avait joué un rôle majeur à l’issue de la campagne présidentielle de 2023 en faisant de l’expulsion des réfugiés syriens une question politique de premier plan.

Le cas le plus grave reste toutefois celui du très populaire maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, rattaché au CHP et élu à la tête de la mégapole en 2019 et 2024. Ce dernier fait l’objet depuis quelques semaines de trois enquêtes judiciaires différentes. Potentiel candidat à la prochaine élection présidentielle, prévue en 2028, on lui reproche notamment d’avoir «menacé» le procureur général d’Istanbul. L’édile a comparu au tribunal la semaine dernière. Il risque désormais jusqu’à sept ans d’emprisonnement, en plus d’une interdiction de participer à la vie politique.

Comme si cela ne suffisait pas, le pouvoir turc s’est dans le même temps attaqué aux mondes artistique, culturel et médiatique. Il y a une dizaine de jours, l’agent artistique Ayse Barim, véritable ponte du milieu des séries turques, a été arrêtée pour avoir «encouragé» des acteurs à prendre part au mouvement de contestation de Gezi en… 2013. A cela s’ajoute enfin la détention, quelques jours plus tard, de cinq journalistes liés à la chaîne d’opposition Halk TV, jugée proche du CHP, puis de l’interpellation de l’actrice Melisa Sözen ce lundi. Il lui est reproché d’avoir joué, en 2017, le rôle d’une combattante du PKK dans la série française le Bureau des légendes.

Un deal offert au leader du PKK Abdullah Öcalan

Pourtant, en parallèle de ces arrestations en série, le gouvernement turc cherche à relancer les pourparlers de paix avec le PKK. En octobre dernier, le chef du parti ultranationaliste MHP Devlet Bahçeli, en coalition gouvernementale avec le parti de Recep Tayyip Erdogan (AKP), a offert au leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, d’être remis en liberté s’il appelait son mouvement à déposer les armes.

Depuis lors, des délégations du parti prokurde DEM ont été autorisées à deux reprises, le 28 décembre et le 22 janvier, à rendre visite à Öcalan sur l’île-prison d’Imrali, dans la mer de Marmara, où il est emprisonné depuis 1999. Suite à ces rencontres, un responsable du DEM a annoncé ce mardi que «dans les prochains jours, Öcalan se préparait à lancer un appel historique pour une solution durable à la question kurde». Comment interpréter, alors, les manœuvres du président Erdoğan ?

Pour la politiste Gönül Tol, rattachée au Middle East Institute de Washington, il s’agit là d’un «stratagème de sa part visant à coopter le mouvement kurde et d’obtenir son soutien au Parlement afin d’amender la constitution turque et retirer la limite des deux mandats pour se représenter en 2028». Ainsi, si processus de paix il y a dans les mois à venir, on se garderait d’y voir un progrès pour la démocratie turque. «Bien au contraire», prévient la chercheuse. Le politiste Berk Esen, rattaché à l’université stambouliote de Sabanci, avance pour sa part que le leader turc cherche «à diviser l’opposition entre les Kurdes et le reste d’une part, et à neutraliser [le maire d’Istanbul Ekrem] Imamoglu d’autre part».

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