Turquie: vague de répression de grande ampleur/Oriane Verdier/RFI

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RFI, le 5 février, 2025

Le parquet général d’Istanbul a requis ce mercredi 5 février une peine de deux ans et huit mois de prison contre le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu pour « ciblage de personnes luttant contre le terrorisme » et « menace ». Une nouvelle enquête a été ouverte contre ce membre du CHP principale formation d’opposition qui est également l’un des plus sérieux adversaires de Recep Tayyip Erdogan. En question, des critiques émises par Ekrem Imamoglu contre l’intensification de la répression en cours et contre le procureur d’Istanbul. Ce dernier est désigné presque systématiquement dans toutes les autres enquêtes ouvertes contre des maires d’arrondissement d’Istanbul également issus du CHP.

Le 31 mars 2024, l’opposition a largement remporté les municipales « Ils ont peur, a estimé Ekrem Imamoglu devant un public venu le soutenir vendredi devant le tribunal d’Istanbul. Ils arrêtent les maires mais je ne céderai pas à ces menaces », a lancé celui qui pourrait se présenter aux prochaines présidentielles.

« On peut lire cette vague de répression comme une volonté de mettre la pression sur l’opposition, analyse Yohanan Benhaïm de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. Le but pourrait être de réduire ses marges de manœuvre et ainsi d’accentuer les divisions internes alors qu’au sein du parti kémaliste lui-même, il existe plusieurs candidats pour les prochaines élections présidentielles. » 

La répression ne s’arrête pas qu’aux hommes politiques. Lundi, c’était une actrice qui était interpelée. En question le rôle qu’incarne Melisa Sözen dans la série française du « Bureau des légendes ». Son personnage porte le costume d’une combattante kurde de la branche syrienne du PKK. Le Parti des travailleurs du Kurdistan est considéré comme organisation terroriste et interdit en Turquie. Cette série a été diffusé il y a 7 ans. Mais c’est maintenant que le procureur d’Istanbul a décidé d’ouvrir une enquête pour « propagande d’organisation terroriste ».

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Des journalistes, des avocats, des militants de la société civile ont également été arrêtés. « La situation s’aggrave, constate Milena Buyum, chargée de campagne pour Amnesty International Turquie. Aujourd’hui, on commence chaque journée sans savoir qui sera arrêté ou censuré. C’est la continuation de plusieurs années d’usage des lois anti-terroristes qui sont définies de manière très vague et ne sont pas adaptées au droit international. Le système judiciaire est sous le contrôle du gouvernement et tout cela permet aux autorités d’imposer des procédures judiciaires arbitraires. »

Les accusations sont en effet fréquemment celles de « propagande terroriste », voire d’« appartenance à une organisation terroriste » liées au PKK. C’est le cas par exemple de membres du barreau d’Istanbul dans le collimateur de la justice. Ils ont notamment demandé l’ouverture d’une enquête sur deux journalistes turcs d’origine kurde, tués en Syrie le 20 décembre 2024 lors d’une frappe d’un drone turc contre leur véhicule.

Répression en parallèle de négociations entre Ankara et le PKK

Si ces derniers mois ont été marqués par une intensification de la répression, ils sont aussi ponctués d’informations concernant des négociations menées entre les autorités turques et le chef du mouvement kurde Abdullah Öcalan actuellement emprisonné. L’objectif affiché est le désarmement du PKK et la fin de quarante ans de guerre.

« On se pose beaucoup de questions sur ce qui se passe en réalité et pourquoi tout cela se passe en même temps, reconnaît Milena Buyum. C’est une période très imprévisible et très difficile pour les défenseurs des droits humains. »

Mais même si cette situation semble paradoxale, elle n’est pas forcément vouée à l’échec, estime Yohanan Benhaïm : « Contrairement aux processus de négociation précédents qui n’avaient pas abouti, ce processus de discussion intervient dans un contexte où il n’est pas question de démocratisation. Il y a des négociations sans qu’il y ait d’apaisement sur cette question-là et sans véritable transparence. Cependant, il y a tout de même un certain optimisme du fait de la transformation des équilibres régionaux. On a aussi l’impression qu’il y a une véritable envie de l’État de trouver une solution et de mettre un terme au conflit qui oppose l’État turc et la guérilla du PKK. Cette année, après les élections municipales, les maires du parti pro-kurde DEM n’ont par exemple pas été remplacés massivement par des administrateurs. Si cette tendance continue, cela permettra aussi au parti kurde de retrouver l’accès aux municipalités et de pouvoir développer des politiques au niveau local. Ce simple retour à la normale démocratique serait une victoire pour le mouvement kurde. »

Depuis les élections municipales de mars 2024 onze maires ont tout de même été destitués pour être remplacés par des administrateurs choisis par les autorités. Huit d’entre eux étaient issus du parti pro-kurde le DEM, deux du CHP.

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La Turquie sous les projecteurs des dossiers internationaux

Cette vague de répression a également pris de l’ampleur dans l’ombre des grands dossiers internationaux. Ces dernières années, la Turquie a su s’imposer comme acteurs clef dans les dossiers qui attirent l’attention du monde, la guerre en Ukraine, la Syrie ou même Gaza. « La communauté internationale pose très peu de questions sur la question des droits humains dans le pays, regrette Milena Buyum. C’est peut-être motivé par le rôle que les autorités turques ont dans les dossiers internationaux et régionaux. Mais on ne peut pas avoir une situation juste au niveau régional si la situation dans le pays n’est pas juste. Il ne devrait pas y avoir un calcul entre prise de position sur les droits de l’homme et relations géopolitiques. »

En interne en tout cas, cette montée en force de l’influence turque sur la scène internationale ne semble pas suffire à Recep Tayyip Erdogan pour remonter dans les sondages. « Cette volonté de capitaliser sur une image positive en politique étrangère ne parvient pas à rattraper la perte de popularité liée à la situation très concrète de crise économique dans laquelle vit la population turque, estime Yohanan Benhaïm. Ça se ressent aussi dans les sondages d’opinion. Les partis d’opposition arrivent parfois en tête et Recep Tayyip Erdogan est sérieusement concurrencé par les deux principaux candidats de l’opposition issus du CHP, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu et le maire d’Ankara, Mansur Yavas. »

Les prochaines élections sont prévues pour 2028. Des discussions sont également en cours pour la rédaction d’une nouvelle Constitution souhaitée par le président Recep Tayyip Erdogan.

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