Contrôle autoritaire du centre contre logiques d’autonomisation : les transformations post-2016 dans l’est et le sud-est de la Turquie /Nicolas Ressler Fessy/METROPOLITIQUES

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Metropolitiques, le 13 janvier 2025

La guerre contre le PKK dans l’est et le sud-est de la Turquie en 2015-2016 a profondément touché les villes. Nicolas Ressler-Fessy montre comment une coalition autoritaire et patronale s’est formée ensuite pour les reconstruire et mettre la région au service de la globalisation de l’économie nationale.


Les régions kurdes d’Anatolie de l’Est et d’Anatolie du Sud-Est ont été largement marginalisées dans l’histoire contemporaine de la Turquie. Ces territoires ont été profondément déstructurés par la guerre menée contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK) depuis 1984. Dans le prolongement de la « sale guerre » de la décennie 1990, la reprise de la guerre en 2015-2016 a conduit au déplacement forcé de milliers de villageois vers les villes et à une répression continue des mouvements politiques et sociaux kurdistes. Elle a aussi entraîné une profonde militarisation de l’espace et une interférence constante du pouvoir central dans le jeu politique régional (Bozarslan 2009 ; Dorronsoro 2023).

En s’appuyant sur des entretiens et des enquêtes de terrain menés entre 2015 et 2020 dans les provinces de Mardin et de Diyarbakir, cet article interroge la reprise du contrôle étatique des territoires de l’Est et du Sud-Est depuis 2016. Succédant à l’échec du processus de paix ouvert en 2013 entre le PKK et le gouvernement du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP), la séquence ouverte par la guerre de 2015-2016 a en effet laissé place à une réaffirmation du pouvoir central. Elle est articulée à une normalisation des espaces urbains et à une stratégie économique consistant à faire des provinces de l’Est et du Sud-Est un espace de sous-traitance industrielle.

2015-2016 : une guerre principalement urbaine

L’une des particularités des affrontements entre le PKK et les forces de sécurité turques entre l’été 2015 et le printemps 2016 est leur dimension urbaine. Dans les villes des provinces de Diyarbakır, de Şırnak ou de Mardin, la guerre se joue dans un nombre limité de quartiers, au tissu social particulièrement favorable au PKK. Ces quartiers se composaient généralement de petits immeubles dégradés et de maisons de pierre entourées de murets, traversés par des rues étroites et pavées (figures 1 et 2). Leurs habitants, des familles nombreuses et plutôt pauvres, tiraient leur subsistance du secteur informel. Souvent expulsées de leurs villages lors de la guerre menée contre le PKK durant les années 1990, ces familles précarisées apportaient au parti kurdiste un soutien politique et militant massif.

Figure 1. Centre-ville commerçant de Nusaybin avant la guerre de l’hiver 2015-2016

© Nicolas Ressler-Fessy, 2015.

Figure 2. Une rue de la ville de Nusaybin, avec ses petits immeubles et maisons de pierre, avant la guerre de l’hiver 2015-2016

© Nicolas Ressler-Fessy, 2015.

Entre l’hiver 2015 et le printemps 2016, les affrontements entraînent la destruction d’un grand nombre de bâtiments et 400 000 personnes quittent leur foyer. À Sur, dans la province de Diyarbakır, plus de 3 600 maisons et 2 200 immeubles sont détruits. Dans l’ensemble de la province de Şırnak, les destructions portent sur 42 995 appartements et magasins (dans les villes de Şırnak, Cizre, İdil, Silopi). 10 725 appartements et magasins auraient été détruits à Yüksekova (province de Hakkari) et 9 797 à Nusaybin (province de Mardin). Mais de très nombreuses autres localités ont aussi été touchées par les affrontements, quoique à des degrés moindres (Dargeçit, Derik, Lice, Kulp).

La phase de reconquête militaire des zones insurgées s’accompagne d’un processus de répression à l’encontre des organisations kurdistes, partisanes et associatives. Le décret-loi 674 du 1er septembre 2016 donne la possibilité au gouvernement de suspendre tout maire accusé de soutien au terrorisme et de le remplacer par un maire de tutelle, nommé par le pouvoir : cela ouvre la voie à un processus de remplacement à grande échelle des maires du Parti de la démocratie des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP), élus lors des élections municipales de 2014, par des « administrateurs publics », au rang de préfets et de sous-préfets.

Les partis kurdistes successifs avaient su tirer parti de la consolidation de l’échelon municipal en Turquie pour constituer, depuis les années 1990, élections après élections, un espace politique municipal sous leur contrôle. La répression successive nourrit en revanche un processus de recentralisation de l’action publique au profit de l’État et du gouvernement AKP, que donne à voir la reconstruction des quartiers détruits et la mise en œuvre d’un urbanisme standardisé dans l’ensemble du Sud-Est.

Des espaces urbains renouvelés et standardisés

Les travaux pilotés par les administrateurs publics ne se limitent pas à la reconstruction des quartiers détruits. Les administrateurs se chargent de relancer les services municipaux, financent des projets de construction d’infrastructures et d’embellissement des voies. L’exercice d’un contrôle institutionnel à tous les niveaux facilite la reprise en main de la région et la coordination de la reconstruction entre institutions étatiques et acteurs économiques pro-gouvernementaux.

Le modèle de reconstruction relève d’un urbanisme standardisé et reproductible. Il se compose d’immeubles de plusieurs étages, quadrillés par de larges voies favorables au déploiement de véhicules militaires. Chaque ensemble s’accompagne de la construction d’une mosquée, d’un parc de jeux et d’espaces commerciaux de marques franchisées, ce qui correspond aux standards sociaux promus par l’AKP (religion, famille, consommation) (voir figures 3 et 4).

Figure 3. La reconstruction à Nusaybin (province de Mardin) intégrant mosquée, immeubles de quatre étages et larges avenues

© Mehmet Tayfur, 2023.

Figure 4. Nouveaux commerces franchisés installés dans le cadre de la reconstruction du quartier historique de Diyarbakır (Suriçi, province de Diyarbakır)

© Mehmet Tayfur, 2023.

Une fois la construction des immeubles terminée se pose la question de leur attribution. Alors que l’Administration du développement du logement social (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı, TOKİ) fait la promotion de ses « immeubles pour les victimes du terrorisme », les bénéficiaires des appartements se plaignent des nombreuses malfaçons : portes mal posées, vitres cassées, lavabos qui fuient. Mais surtout, les populations qui résidaient dans les quartiers détruits disposaient rarement d’un titre de propriété. C’est pourtant sur ce critère que s’appuient la TOKİ et le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme pour attribuer les logements des nouveaux immeubles. En l’absence de ce document, l’attribution des logements laisse place à des mesures discrétionnaires, à une échelle très locale, dans un sens favorable aux partenaires de l’AKP.

Figure 5. Immeubles construits par la TOKI à Cizre (province de Şırnak)

© Mehmet Tayfur, 2023.

Dans le même temps, les entrepreneurs proches de l’AKP ont l’opportunité d’une captation des ressources publiques de reconstruction. L’allocation des projets se fait en effet dans une grande opacité liée au renforcement de la gestion sécuritaire de ces territoires après l’écrasement des insurrections pro-PKK. Les mesures exceptionnelles liées à la guerre et à l’état d’urgence donnent au gouvernement des moyens lui permettant une prise de contrôle du processus de reconstruction. L’acquisition foncière constitue l’un de ces outils, à l’instar de la décision d’expropriation d’une grande partie du district de Sur, prise en conseil des ministres en mars 2016 (figure 6). Ces décisions soustraient au contrôle public local un grand nombre d’espaces dont la gestion est centralisée et confiée à la TOKİ.

Figure 6. Nouveaux logements construits sous l’administration de la TOKİ dans le quartier historique de Diyarbakır (Suriçi)

© Mehmet Tayfur, 2023.

En lien avec les administrateurs publics nommés en remplacement des maires HDP, la TOKİ est chargée d’organiser les appels d’offres pour la reconstruction. Il est délicat de saisir les logiques qui guident la sélection des entreprises. En effet, l’accès aux appels d’offres est très contrôlé et l’identité des entreprises choisies n’est pas toujours dévoilée. Il semble cependant que le processus de sélection se réalise selon un double critère : la proximité partisane de l’entreprise à l’AKP et son ancrage dans une ville tenue par ce parti. La reconstruction constitue une opportunité de captation des ressources publiques au profit des entrepreneurs issus de bastions électoraux de l’AKP. Cela semble être le cas des entrepreneurs originaires de Kayseri pour la reconstruction de Sur. À Nusaybin, c’est l’entreprise Gürbağ qui bénéficie prioritairement de l’appel d’offres de la TOKİ. Les dirigeants de Gürbağ sont originaires de Şanlıurfa, et le vice-président, İsmail Bağıban, est membre du conseil d’administration de l’AKP de cette province, en charge des questions économiques. Gürbağ illustre ce croisement d’intérêts économiques et politiques à la faveur de la reconstruction.

Un espace de sous-traitance pour les exportations nationalesEn parallèle de ce processus de transformation urbaine, on observe depuis 2016 la multiplication des annonces d’ouvertures de sites industriels dans les provinces de l’Est et du Sud-Est. Ce mouvement illustre, au-delà des effets d’annonce, une deuxième dynamique : celle de l’accélération de l’intégration des provinces de l’Est et du Sud-Est au système productif turc. Comme le montre tout spécialement le secteur textile, notamment dans les provinces de Mardin ou de Batman, ce processus prend la forme de la transformation de ces provinces en un vaste espace de sous-traitance industrielle, au profit d’une nouvelle bourgeoisie ascendante.

Ce processus prend appui sur la même configuration d’institutions et d’acteurs partisans, gouvernementaux et économiques que celle active dans la reprise du contrôle des espaces urbains : les agences étatiques, telles que la TOKİ qui construit une partie des infrastructures des zones industrielles ; les administrateurs publics (préfets, sous-préfets) qui coordonnent et planifient les projets ; les organisations patronales et les hommes d’affaires qui investissent dans des secteurs exportateurs et qui tirent profit du soutien étatique sous la forme de démarches administratives facilitées et d’aides fiscales sectorielles au profit de certains territoires.

Le cas de Mardin montre la mobilisation des hommes d’affaires par l’activation du réseau des « associations de pays », hemsehri dernekleri (Hersant et Toumarkine 2005), en particulier à Istanbul, mais aussi à Ankara ou Izmir, dont les membres ont souvent une proximité avec l’AKP. De nombreux hommes d’affaires arabes originaires de Mardin (Mardinli) s’étaient installés à Istanbul depuis les années 1980 pour travailler dans le commerce textile, notamment dans le bazar de Laleli à Fatih (Deli 2000). Ils ont profité de la croissance économique des années 2000 pour constituer des groupes industriels spécialisés dans la confection pour la sous-traitance pour de grandes marques internationales (Mango, Calzedonia, etc.). C’est autour de ces acteurs qu’est créée l’association des hommes d’affaires originaires de Mardin (Mardinli sanayici ve işadamları derneği, MARİŞ) en 2016, devenant l’un des leviers de mobilisation des entrepreneurs Mardinli pour installer des ateliers de confection dans la province . En 2022, cinq usines textiles étaient en construction dans la nouvelle zone industrielle organisée (2.OSB) de Mardin, en complément des ateliers ouverts dans les districts de Midyat, Derik ou Artuklu.

Au-delà du cas de Mardin, c’est l’ensemble des provinces de l’Est et du Sud-Est qui servent d’espaces de production à moindres coûts. Les emplois proposés y sont peu qualifiés et en partie informels, et le contrôle sécuritaire qui s’exerce sur la région depuis 2015-2016 facilite les restrictions des droits syndicaux. La grève menée durant l’hiver 2023-2024 à l’usine textile Özak de Şanlıurfa, sous-traitante pour la marque Levi’s, témoigne bien d’un contexte local où les revendications syndicales sont limitées face au soutien apporté par la préfecture à l’employeur (interdictions de grèves, arrestations parmi les membres syndiqués).

Une sous-traitance au service de la globalisation de l’économie turque

Localement, ces implantations industrielles participent du mouvement de transformation et de normalisation des espaces urbains et périurbains avec la construction d’entrepôts et de sites industriels clôturés, desservis par des norias de véhicules de transport du personnel. Ces sites disposent de connexions privilégiées à l’eau, au gaz ou à l’électricité, et bénéficient de financements gouvernementaux (via les agences régionales de développement) ou européens pour des systèmes de production d’énergie renouvelable ou de traitement de déchets. Le reste du territoire, tant dans les zones urbaines que rurales, reste marqué par un accès disparate à ces ressources, avec des problèmes récurrents de coupures d’électricité et d’approvisionnement en eau, et par un recours qui reste massif aux raccordements illégaux.

Ce processus de relocalisation industriel dans l’Est et le Sud-Est s’inscrit enfin dans un horizon régional et transnational plus large. Articulé à la normalisation des espaces urbains, il participe d’un même processus de contestation par le centre des logiques locales d’autonomisation. Alors que les transformations géopolitiques régionales depuis 2011 ont contribué à couper l’Est et le Sud-Est de leur horizon transnational avec les territoires kurdes des pays voisins, la reprise en main imprime une vision utilitariste de ces provinces, réduites à un rôle d’avant-poste tourné vers la conquête du marché irakien et, plus largement, de sous-espaces de la globalisation de l’économie turque.

Bibliographie

  • Bozarslan, H. 2009. Conflit kurde. Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris : Autrement.
  • Deli, F. 2000. « Les flux migratoires des populations originaires de Mardin vers Istanbul », in I. Rigoni (dir.), Turquie : les milles visages. Politique, religion, femmes, immigrations, Paris : Syllepse, « Points cardinaux », p. 117-131.
  • Dorronsoro, G. (dir.). 2023. Le Gouvernement des Kurdes. Gouvernement partisan et ordres sociaux alternatifs, Paris : Karthala, « Hommes et sociétés ». En particulier : Y. Benhaim, « 12. Connexions et compétitions dans l’espace transfrontalier. Mouvement kurde et réaction de l’État turc dans la crise syrienne (2012-2018) », p. 327-356.
  • Hersant, J. et Toumarkine, A. 2005. « Hometown organizations in Turkey », European Journal of Turkish Studies, vol. 2.
  • Ressler-Fessy, N. 2021. Géopolitique et économie dans les espaces kurdes de Turquie. Construction de l’État, compétitions partisanes et mobilisations patronales, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

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