Le président turc est parvenu à arracher une déclaration de paix entre l’Éthiopie et la Somalie, en guerre diplomatique depuis près d’un an, consolidant ainsi les ambitions d’Ankara dans la région
La photo était inespérée il y a quelques semaines. Dans la soirée du mercredi 11 décembre, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, tenait pourtant bel et bien le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, de la main droite et le président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, de la main gauche. Les deux désormais ex-rivaux venaient de signer, à Ankara, une déclaration enterrant la guerre diplomatique entamée il y a bientôt un an. Le 1er janvier 2024, l’Éthiopie et le Somaliland ont signé un accord de principe qui offrait a priori au pays enclavé le plus peuplé du monde une base militaire navale ainsi qu’un accès aux services maritimes commerciaux au sein du port de Berbera.
En contrepartie, Addis-Abeba se serait engagée à reconnaître le Somaliland, au grand dam de la Somalie qui n’a jamais accepté cette république autoproclamée en 1991. Furieuse, Mogadiscio considérait ce traité comme une violation de sa souveraineté nationale. Il n’en fallait pas plus pour déstabiliser une Corne de l’Afrique déjà au bord de l’abîme entre la guerre au Soudan et ses plus de 11 millions de déplacés, les conflits dans les régions éthiopiennes de l’Amhara et de l’Oromia et les relations glaciales entre l’Égypte et l’Éthiopie à cause du grand barrage de la Renaissance.
À LIRE AUSSI Accord Éthiopie-Somaliland : quelles conséquences sur la Corne de l’Afrique ?
Deux précédentes tentatives de médiation infructueuses
« La déclaration d’Ankara n’apaisera pas les tensions régionales, si ce n’est dans les médias. Le résultat n’interviendra pas à court terme, mais des réalignements émergeront progressivement », analyse Medhane Tadesse, chercheur spécialiste des questions de paix et de sécurité en Afrique. Au pic des tensions, la Somalie avait renvoyé l’ambassadeur d’Éthiopie, Muktar Mohamed Ware, et refusé que des militaires éthiopiens restent engagés sur son sol dans le cadre de la mission de maintien de la paix de l’Union africaine, dont l’avenir sera discuté le 19 décembre par le conseil de paix et de sécurité de l’instance panafricaine.
Plus inquiétant, l’Égypte a opéré au moins deux livraisons d’armes à la Somalie, en août et en septembre, faisant planer le spectre d’un conflit par procuration contre son ennemi éthiopien. Le 10 octobre, l’Érythrée, dont les relations avec Addis-Abeba sont redevenues exécrables depuis la fin de la guerre au Tigré en novembre 2022, a rejoint l’Égypte et la Somalie dans une alliance sécuritaire isolant un peu plus Abiy Ahmed.
Dans le même temps, les deux premières tentatives de médiation turque ont échoué cet été. En septembre, une troisième session a été annulée à la dernière minute. « La déclaration d’Ankara découle de longues négociations aux différents échelons avant de parvenir à réunir les deux chefs d’État, souligne Omar Mahmood, analyste de l’Afrique de l’Est au sein de l’International Crisis Group. La Turquie dispose d’influence et de leviers dans les deux pays. »
À LIRE AUSSI La guerre des drones a commencé
Des intérêts turcs diplomatiques, économiques et sécuritaires
Quelque 200 entreprises turques sont installées en Éthiopie tandis que la livraison de drones a été décisive dans la victoire des troupes fédérales au Tigré. Avec les Somaliens, les Turcs entretiennent avant tout des liens sécuritaires consolidés par le protocole d’accord signé le 22 février dernier. Au-delà de la victoire diplomatique, Recep Tayyip Erdogan pourrait chercher à asseoir un peu plus ses intérêts dans la région. « En plaçant les négociations sous son égide, la Turquie pourrait être en bonne position en ce qui concerne les infrastructures et leur gestion qui découleraient des accords. Ce sont, en effet, les entreprises turques Albayrak et Favori qui gèrent respectivement le port et l’aéroport de Mogadiscio », indique Elisa Domingues dos Santos, chercheuse associée à l’Institut français des relations internationales spécialiste des relations entre la Turquie et l’Afrique.
De nombreuses questions restent en suspens alors que les discussions découlant de l’accord devraient commencer en février pour quatre mois. Le communiqué publié à l’issue de la signature d’Ankara se limite en effet à garantir « un accès fiable, sûr et durable » à l’Éthiopie sous l’autorité de la Somalie. En outre, les deux pays se sont engagés à respecter leur souveraineté mutuelle, ce qui suppose qu’Addis-Abeba renonce à reconnaître le Somaliland.
À LIRE AUSSI Erdogan : l’Afrique plus que jamais au programme de la Turquie !
Le projet de base navale semble enterré
« La question du protocole d’accord entre le Somaliland et l’Éthiopie n’a été mentionnée nulle part dans la déclaration d’Ankara. Par conséquent, je suis convaincu que cette déclaration n’a aucune conséquence sur le protocole d’accord et que l’Éthiopie reste déterminée à respecter le protocole d’accord entre nos deux nations », veut croire le diplomate somalilandais Ismail Shirwac, contacté par Le Point Afrique.
À défaut de reconnaître la république autoproclamée, l’Éthiopie pourrait néanmoins développer son port à Berbera, avec l’aval de Mogadiscio. « Le Somaliland conserverait alors les bénéfices économiques de cet investissement », estime le chercheur somalien Ahmed Musa. Il ajoute qu’Abiy Ahmed semble avoir enterré son projet de base navale, bien que la France continue à former les soldats de la marine éthiopienne. De son côté, Djibouti, dont dépendent pour l’heure 95 % des importations et des exportations éthiopiennes, paraît rassuré de la désescalade amorcée à Ankara.
« Nous avons cinq ports, mais ce n’est pas suffisant pour l’Éthiopie, réagit une source diplomatique djiboutienne. C’est une bonne nouvelle que d’autres ports se développent dans la région tandis que les porte-conteneurs continueront à s’arrêter à Djibouti, dont la position géographique est idéale, avant de répartir la marchandise vers les autres ports. » En 2023, l’Éthiopie a payé 1,6 milliard de frais portuaires à Djibouti.