La Turquie espère trouver un accord avec la Russie pour mettre en place une transition politique à la tête du régime syrien.
L’air commence à se raréfier pour Bachar Al-Assad. Depuis 2011, en treize ans de guerre civile, le dictateur syrien a su déjouer tous les pronostics sur sa chute prochaine. Mais, face à la progression fulgurante du groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) et de ses alliés soutenus par la Turquie, qui se sont emparés de Hama, jeudi 5 décembre, après Alep, les soutiens commencent à manquer. Son sort pourrait être scellé par la chute de Damas aux mains de HTC, une chose qui n’est plus impensable, ou se décider entre les grandes puissances réunies au sein du processus d’Astana, l’Iran, la Russie et la Turquie, qui sort grande gagnante de cette nouvelle donne.
L’effondrement de l’armée syrienne, face à l’offensive lancée par HTC le 27 novembre, a pris tout le monde par surprise, tant les soutiens que les détracteurs du régime de Damas. Les forces loyalistes ont des difficultés à garder leurs rangs soudés, et l’augmentation de 50 % de la solde des militaires de carrière, décrétée mercredi par le président Al-Assad, arrive un peu tard pour remobiliser une armée démoralisée et érodée par la guerre. Les milices alaouites, quant à elles, ne se pressent pas pour voler, une fois encore, au secours de M. Al-Assad.
Accaparés par leur guerre en Ukraine, où ils ont transféré l’essentiel de leurs moyens, les Russes n’ont pas pu secourir l’armée syrienne. L’Iran et ses affidés, dont le Hezbollah libanais, affaiblis par un an de confrontation avec Israël, peinent également à déployer des renforts. Le Hezbollah, qui aurait perdu entre 2 500 et 4 000 hommes selon les estimations, n’est pas capable de se redéployer sur le front syrien, après en avoir retiré des troupes en octobre pour se concentrer sur la bataille au Liban sud.
Quelques centaines de combattants ont été envoyés en renfort par les milices chiites irakiennes Al-Nujaba et Kataeb Hezbollah. Selon une source bien informée, ils ont été déployés sur le front de Deir ez-Zor, où les forces loyalistes ont repoussé mercredi, près de la base de Conoco, où stationnent des troupes américaines, une attaque lancée par des combattants alliés aux forces kurdes, appuyés par l’aviation américaine.
Les craintes de Téhéran
Jeudi, le chef de HTC, Abou Mohammed Al-Joulani, qui se fait désormais appeler par son nom de naissance, Ahmed Al-Chara, a exhorté, dans une vidéo, le premier ministre irakien, Mohammed Chia Al-Soudani, à ne pas permettre le départ en Syrie des unités de la Mobilisation populaire, une force gouvernementale composée en majorité de milices proches de l’Iran. Le chef du gouvernement irakien a déjà interdit le départ de ces troupes, soucieux de préserver le partenariat stratégique qu’il a scellé avec la Turquie, en avril.
« M. Soudani ne veut pas mettre en péril les efforts diplomatiques qu’il a déployés auprès des Turcs et risquer une rupture du partenariat stratégique pour Al-Assad », estime Robin Beaumont, spécialiste de l’Irak au sein du cercle de réflexion Noria Research. L’Iran pourrait chercher à le faire changer d’avis lors de la réunion tripartite qui réunira à Bagdad, vendredi, les chefs de la diplomatie irakien, iranien et syrien. La République islamique n’envisage pas, à ce stade, d’envoyer des troupes. Mais, après les coups subis par le Hezbollah et le Hamas, Téhéran redoute de perdre du terrain en Syrie.
L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, qui ont normalisé leurs relations avec Bachar Al-Assad, observent, impuissants, l’avancée des rebelles de HTC, inquiets d’une déstabilisation de la Syrie. « Ils soutiennent Al-Assad politiquement et diplomatiquement, mais leur influence en Syrie est limitée, notamment sur le plan militaire. La normalisation avec Damas est une stratégie qu’ils ont voulu essayer pour stabiliser la Syrie et la rapprocher d’eux, au détriment de l’Iran. Si cela ne se passe pas ainsi, ils sont prêts à changer de stratégie. Ils soutiendront toute solution négociée », estime Anna Jacobs, spécialiste du Golfe à l’International Crisis Group.
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« Le royaume saoudien ne va pas venir à la défense d’Al-Assad ni aider les rebelles, confirme une source saoudienne. Al-Assad n’a pas tenu sa parole sur le contrôle du trafic de captagon. Le royaume saoudien soutient la stabilité de la Syrie. » La normalisation avec M. Al-Assad, naissante et semée d’embûches, est ténue. Même les Emirats, pour qui HTC est le pire des scénarios, seraient prêts à faire preuve de flexibilité. « Si Damas tombe dans les mains de Joulani, ça va être une grande défaite pour l’Iran. Toute défaite de l’Iran est profitable pour la région. Si cela arrive, les “Golfiens” vont reconnaître cette réalité, comme avec l’Afghanistan », estime le politologue émirati Abdulkhaleq Abdulla.
Le Qatar, qui a refusé de normaliser ses relations avec Bachar Al-Assad, n’entend pas intervenir pour soutenir les rebelles syriens. Déjà montré du doigt pour son rôle auprès du Hamas palestinien, Doha ne veut pas se mettre en délicatesse avec l’administration américaine, qui considère HTC comme une organisation terroriste. C’est aussi l’une des raisons qui pousse la Turquie à prendre publiquement ses distances avec l’offensive lancée par le groupe islamiste radical, bien que les experts estiment qu’Ankara a donné son feu vert à l’offensive rebelle sur Alep, après l’échec des tentatives de normalisation des relations avec Damas et la recherche d’une solution politique à travers le processus d’Astana.
Les intérêts de la Turquie desservis
La Turquie entretient des relations complexes avec la formation d’Abou Mohammed Al-Joulani. Composée à 80 % de Syriens, HTC poursuit sa propre logique sur le terrain et conserve une certaine autonomie bien que le groupe opère en étroite coordination avec les Turcs. M. Al-Joulani a juré qu’il marcherait sur le Sud syrien, notamment la région de Deraa, dont il est originaire, comme une partie de ses troupes, mais aussi sur Damas, un objectif qui n’est aucunement stratégique pour Ankara.
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L’avancée des factions rebelles syriennes sert néanmoins les intérêts de la Turquie. Celle-ci veut pousser M. Al-Assad à négocier une transition politique, et renvoyer les trois millions de réfugiés syriens qu’elle accueille dans les zones libérées du régime de Damas. Mais le véritable enjeu stratégique est, pour Ankara, d’éloigner de sa frontière les forces kurdes, dont les Unités de protection du peuple (YPG), qu’elle considère comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, classé terroriste). Après la conquête de Tall Rifaat par des groupes rebelles proturcs, Ankara veut s’emparer de Manbij, pour repousser les forces kurdes à l’est de l’Euphrate et créer une zone de sécurité le long de sa frontière avec le Nord-Est syrien.
La Turquie est en position de force dans les discussions lancées dans le cadre du processus d’Astana, par les chefs de la diplomatie russe, iranien et turc. Ces derniers devraient se retrouver à Doha en marge du forum international que le Qatar accueille les 7 et 8 décembre, a indiqué une source turque au journal en ligne Al-Monitor. La Turquie espère trouver un accord avec la Russie pour une transition politique à la tête du régime syrien. Jeudi, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a appelé Bachar Al-Assad à trouver « d’urgence » une « solution politique » à la situation en Syrie, comme le prévoit la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. Moscou a lui aussi appelé à la « restauration d’un ordre constitutionnel », ouvrant la voie à la possibilité d’un accord politique.
Ankara fait le pari que Moscou n’a d’autre choix que de négocier s’il veut préserver ses intérêts en Syrie, surtout ses deux bases stratégiques de Hmeimim et de Tartous. Le seul levier dont dispose actuellement la Russie est le bombardement des villes aux mains des rebelles, qui instille la terreur mais ne stoppe pas leur progression. Si HTC s’emparait de Damas, la Russie pourrait tout perdre et subir une humiliation.
L’Iran, tout comme les Kurdes, s’inquiète que les Turcs et les Russes s’entendent sur leur dos. Dans un entretien au quotidien arabe Al-Araby Al-Jadeed, le 4 décembre, le ministre des affaires étrangères iranien, Abbas Araghtchi, a plaidé pour une initiative conjointe, dans le cadre du processus d’Astana, pour parvenir à une « solution permanente » en Syrie. Les chefs kurdes ont, pour leur part, lancé un appel à l’intention de HTC pour négocier une cohabitation sur le terrain et leur participation au futur politique de la Syrie.
La recherche d’une alternative à M. Al-Assad a débuté. Abou Mohammed Al-Joulani n’est une option ni pour les Russes ni pour les Golfiens, qui voient en lui un épouvantail islamiste malgré les efforts qu’il met à polir son image. Mais le chef de HTC pourrait déjouer leurs calculs en créant une situation de fait sur le terrain, par la prise de Homs, qui lui ouvrirait les portes de Damas.