Bien qu’une très grande majorité des Turcs rejettent le mode de vie confrérique, ces ordres mystiques d’inspiration soufie ont pris une place importante dans le pays et se retrouvent jusque dans les cercles les plus restreints du pouvoir.
Le Monde, 1er décembre 2024, par Nicolas Bourcier (Menzil [Turquie], envoyé spécial) et Céline Pierre-Magnani (Ankara, correspondance).
Il a 17 ans, la vie devant lui et le sourire de ceux qui retrouvent un vent de fraîcheur après de longues semaines de labeur. Eyüp (son nom a été modifié) est carrossier, il habite à Istanbul avec sa mère et s’envole tous les deux ou trois mois pour le sud du pays. Pouces croisés sur le ventre, chapelet de prière en main et calotte blanche sur la tête, il ressemble à s’y méprendre aux dizaines d’autres hommes, jeunes et moins jeunes, assis dans l’avion, ce matin d’octobre, en direction de la ville d’Adiyaman.
Comme eux, Eyüp fait partie des quelques centaines de fidèles, parfois même des milliers, à venir ainsi de toute la Turquie, chaque fin de semaine, dans cette cité grise et sans attrait. Par groupes, ils montent ensuite dans des navettes en direction du village de Menzil, siège spirituel de leur confrérie religieuse, situé à une quarantaine de minutes de l’aéroport. Le trajet se fait entre gens de connivence, qui chantent et prient à haute voix.
Ultraconservatrice, nationaliste aussi, considérée, dans les années 2000, comme le principal vivier de recrutement de l’organisation Etat islamique dans le pays, la région est aujourd’hui le point de passage obligé des adeptes de la secte Menzil. Celle-ci est devenue, ces dernières années, une des deux ou trois plus puissantes organisations islamiques du pays, qui en compte une centaine, voire le double, selon certaines sources.
Personne ne connaît le nombre exact de fidèles de ces ordres mystiques d’inspiration soufie, les tariqas (pour « voie menant à Dieu »), comme on les appelle, organisés autour de la figure charismatique de cheikhs auxquels les membres doivent obéissance. Mais tout le monde sait en Turquie qu’ils constituent un maillage considérable de la société civile, jusque dans les cercles les plus restreints du pouvoir.
Un « âge d’or »
A vrai dire, ils sont partout et nulle part, le plus souvent discrets, même s’ils ont parfois pignon sur rue. Leurs fortunes diverses sont sujettes à spéculation. Pas une semaine ne s’écoule sans un titre de presse consacré à une confrérie, où se mêlent histoires de succession, de gestion de biens, d’œuvres caritatives, de fondations, d’hôpitaux, d’écoles, de foyers, de contrats publics, de chaînes de télévision ou d’une nébuleuse d’associations.
La plupart du temps, les journaux d’opposition au pouvoir islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan et du Parti de la justice et du développement (AKP), en place depuis 2002, accusent les autorités d’un soutien, à tout le moins d’une complaisance de plus en plus évidente, à leur égard.
Indice révélateur, plus de 200 articles consacrés aux tariqas ont été censurés en 2023. Signe de l’intérêt que ce sujet suscite. Il est vrai que certains spécialistes, non sans le critiquer, estiment même que les confréries vivent un véritable « âge d’or ». C’est ce qu’écrit le journaliste Ismail Ari, dans un ouvrage, Menzil’in Kasasi (« Le butin de Menzil », éditions Tekin, non traduit), publié en septembre et aussitôt menacé de saisie. Un appel est en cours. Le livre dresse une forme d’inventaire des biens et sociétés liés à la confrérie qui fait plus penser à une holding qu’à une association spirituelle à vocation caritative.
A l’instar des membres d’autres confréries, les menzils se sont largement intégrés au fonctionnement capitaliste de l’économie, au point de s’éloigner de principes religieux de base, tels que la « taqwa » (s’abstenir des affaires du monde au nom d’Allah), comme l’a décrit l’anthropologue et spécialiste des confréries, Tayfun Atay.
Eyüp, lui, se fiche éperdument de ce que l’on raconte. Ce qu’il aime le plus au monde, c’est la foi en Dieu, sa confrérie et la superbe de son village. Il s’y sent bien, et veut le faire savoir. Lui-même n’était pas né lorsque le cheikh Abdulhakim Erol, premier chef spirituel de Menzil, rachète, en 1971, ce hameau perdu à la lisière des champs appelé « Durak », où vivaient à peine entre quinze et vingt familles. D’un trait de plume, le nom changea. Depuis, assure le jeune disciple, « plusieurs millions de personnes, comme [lui], se sont rendues ici ».
« C’est la charia »
Le village compte aujourd’hui près de 3 000 habitants. A l’approche de celui-ci, le paysage change, la route devient impeccable. Les champs, taillés et tirés au cordeau, donnent l’impression d’une petite Suisse anatolienne. A Menzil, la rue principale est goudronnée avec soin, le carrefour doté de feux de signalisation. Des fidèles sont là pour vous orienter. Encore quelques supérettes, un restaurant de burgers locaux, des résidences de plusieurs étages et surtout deux immenses mosquées avec leurs dépendances, somptueuses et clinquantes, un grand réfectoire où les rations de soupe sont gratuites et partagées en groupe, des magasins, un grand cimetière et des mausolées.
Ici, on prie cinq fois par jour, comme ailleurs, mais deux fois plus longtemps. A la fin du service, certains hommes répètent et invoquent, crescendo, le nom de Dieu. Les femmes, elles, sont séparées et restent derrière un long mur. Dans le village, elles sont rares, voilées de noir quand on les croise. « C’est la charia, dit Eyüp, enfin celle que nous voulons pour la Turquie, adaptée à notre pays, comme Dieu le veut. »
Plus qu’un pèlerinage, le village de Menzil est un lieu central de recueillement et d’expiation des péchés pour les fidèles. Un lieu saint parmi les saints depuis que la secte a gravi, pas à pas, les échelons de la notoriété. « Nous voulons que tout le pays vive comme nous », déclare le jeune homme, avec une assurance désarmante, révélatrice de l’impressionnant pouvoir d’attraction de ces ordres mystiques et du chemin parcouru par les confréries dans cette Turquie censée être laïque. A la mort, en 2023, d’Abdulbaki Elhüseyni, fils du fondateur et troisième cheikh de la lignée, le président ne l’a-t-il pas présenté comme « l’un des guides spirituels du pays » ?
Conquête de l’espace public
Voies mystiques de l’islam, originaires d’Asie centrale et de Perse, jouant un rôle-clé entre les décideurs et le peuple dans le façonnement du paysage spirituel anatolien, les tariqas et leurs loges ont été démantelées en 1925 par le fondateur de la République, Mustafa Kemal, dit Atatürk (1881-1938). L’interdiction contraint alors de nombreux ordres à la clandestinité, certains continuant toutefois d’exister de manière informelle, tant l’attrait des Turcs pour la sociabilité confrérique reste fort. Les pratiques soufies, en particulier celles qui sont associées aux ordres mevlevi et naqshbandi, se maintiennent en vie à travers de petites communautés souvent familiales. Menzil est l’une des formations de la Khalidi, une branche de cette confrérie Naqshbandi.
Il faut attendre la fin des années 1950 pour que les ordres mystiques connaissent un regain d’intérêt, en particulier après l’assouplissement de certaines politiques laïques. Turgut Özal (1927-1993), le président qui ouvre la Turquie à l’économie libérale entre 1989 et 1993, a été membre, un temps, de la tariqa Iskenderpasa. Necmettin Erbakan (1926-2011), père de la droite islamiste turque et premier ministre entre 1996 et 1997, s’en est rapproché, tout comme le jeune Recep Tayyip Erdogan. Restée très implantée dans le quartier stambouliote de Fatih, Iskenderpasa est décrite par certains experts comme la mieux représentée au sein du gouvernement, en cette fin des années 1980-début des années 1990.
Avec la communauté des fethullahcis du prédicateur Fethullah Gülen (1941-2024), l’un des ordres les plus actifs et les plus ouverts sur le monde, peut-être même une des seules confréries non hostiles à la République laïque, la Naqshbandi et son autre branche, l’Ismailaga, le décor est planté. La conquête de l’espace public peut commencer.
Influence grandissante dans l’éducation, les médias et la justice
Lorsque l’AKP est fondé, en 2001, il s’identifie comme un parti démocratique conservateur. La base de celui-ci est largement constituée d’électeurs pieux. Dès les premières années de pouvoir, la formation développe une relation mutuellement bénéfique avec les communautés religieuses. Celles-ci apportent un soutien politique au parti grâce à leurs larges bases sociales, tandis que l’AKP leur permet de devenir plus influentes dans les sphères sociales et politiques. Le mouvement Gülen (Hizmet), en particulier, joue alors un rôle important pendant près d’une décennie, son emprise se renforçant dans l’éducation, les médias et le système judiciaire.
Deux décisions sont emblématiques de ces temps nouveaux : la levée progressive, à partir de 2008, de l’interdiction du port du voile, perçue comme une victoire symbolique des confréries, et le développement de l’éducation religieuse, notamment par l’augmentation du nombre d’écoles imam hatip (destinées à la formation de religieux), qui vient rappeler l’objectif du pouvoir d’élever une génération pieuse.
Seulement voilà, l’influence du Hizmet, la confrérie la plus organisée, la plus hiérarchisée aussi, presque féodale, fait de l’ombre à Recep Tayyip Erdogan et à ses proches. Les tensions se font particulièrement aiguës jusqu’à ce mois de décembre 2013, au cours de laquelle a lieu une vaste enquête de corruption, impliquant plusieurs hauts responsables du gouvernement, des membres influents de l’AKP et des hommes d’affaires proches du chef de l’Etat.
Le gouvernement d’Erdogan qualifie l’enquête de complot visant à déstabiliser le pouvoir. Il accuse l’imam Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, d’en être l’instigateur. Les magistrats chargés de l’affaire sont mutés.
Des postes-clés de l’administration et de l’Etat
Le coup de grâce viendra trois ans plus tard avec le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, qualifié de « don de Dieu » par Erdogan et fomenté, selon lui, par Gülen. Universités, organes de presse, associations et autres institutions liées à la confrérie Gülen – rebaptisée « FETÖ » (« organisation terroriste féthullahiste») – sont fermés lors de vastes purges. Quelque 130 000 personnes sont exclues de la fonction publique et des milliers de gülénistes – réels ou supposés – sont jetés en prison, sur le fondement de preuves parfois fragiles.
Plus de 23 000 militaires sont renvoyés de l’armée, des centaines d’entreprises, d’écoles, d’organisations médiatiques liées au mouvement, confisquées. Plus d’un tiers des juges et procureurs – environ 4 500 – sont révoqués. Le nombre de personnes touchées est vertigineux et donne la mesure du pouvoir de pénétration des congrégations dans l’appareil d’Etat.
Vient alors le temps de la reconstruction. Les besoins en personnel et en fonctionnaires sont immenses. La nature ayant horreur du vide, Menzil, Naqshbandi, Iskenderpasa et Ismailaga, toutes les tariqas loyales au pouvoir, s’engouffrent dans les brèches béantes des institutions turques, non sans succès. Et non sans conséquences politiques et sociales. C’est l’« âge d’or » dont parlait le journaliste Ismail Ari.
D’après un rapport publié par la Fondation de recherche sur la politique économique de la Turquie – Tepav, un centre de recherche indépendant – intitulé « Le pluralisme face à la radicalisation », 17 % des personnes interrogées en 2020 affirmaient préférer l’instauration d’un système juridique fondé sur la loi religieuse, plutôt qu’un système laïque et démocratique. Dans une enquête menée par l’institut de sondage MetroPoll, publiée en août 2022, seulement 4,3 % des Turcs ont déclaré être membres ou liés à une tariqa. Un chiffre modeste, qui pourrait relativiser leur potentielle influence dans les urnes, mais qui occulte la réalité de la présence de ces sensibilités religieuses à des postes-clés de l’administration et de l’Etat.
Cooptation, entre-soi
La présence de membres de Menzil au ministère de la santé est attestée depuis les mandats du ministre Recep Akdag (2002-2013, 2016-2017), comme le rappelle le journaliste Saygi Öztürk, dans son livre Menzil : Bir Tarikatin Iki Yüzü(« Menzil : les deux faces d’une tariqa », Dogan Kitap, 2019, non traduit). « Les hommes d’affaires proches de la confrérie obtenaient ainsi plus facilement les appels d’offres des hôpitaux », écrit-il. Mécontents de la nomination au poste de ministre de la santé de Mehmet Müezzinoglu (2013-2016), qui est hostile à la confrérie, ils avaient mené une guerre ouverte contre ce dernier avant de parvenir à imposer de nouveau Recep Akdag.
Les hakyolcus (liés à la confrérie Iskenderpasa) seraient, eux, très dominants au sein de la justice. Tandis que les süleymancis et encore les membres de Menzil seraient plutôt implantés dans la police et la gendarmerie. Le ministre de l’intérieur, Ali Yerlikaya, serait lui-même lié à la confrérie Menzil, affirme M. Öztürk.
Si les membres de la base se démarquent dans le paysage des villes et des campagnes par leur turban blanc ou noir et leur robe unie, rien ne permet de déterminer spontanément l’appartenance confrérique des hauts fonctionnaires et bureaucrates. Comme d’autres réseaux économiques ou de sociabilité, les confréries utilisent la cooptation et l’entre-soi au plus haut niveau de l’Etat.
Une source en poste au ministère de la justice nous affirme, sous le couvert de l’anonymat, que certains de ses supérieurs hiérarchiques sont membres d’une tariqa : « Ils savent très bien que je ne suis pas croyant et que je ne prie pas. Nos rapports sont cordiaux, mais cela ne va pas au-delà. Je ne suis jamais intégré à leurs discussions, et les promotions se font entre eux. »
Querelles de succession
Généralement méfiants vis-à-vis de la presse, rares sont les membres hiérarchiques des confréries qui acceptent de répondre aux sollicitations. L’ancien député (AKP) Fatih Süleyman Denizolgun, 37 ans, membre de la lignée de Süleyman Hilmi Tunahan, cheikh de la confrérie des süleymancis, fait figure d’exception. Depuis 2016, les querelles de succession ont fait exploser la confrérie, et ce dernier mène désormais une campagne de dénonciation contre son cousin Alihan Kuris, qui a pris – selon ses dires – le leadership de la confrérie par la force.
« A cause des activités de mon cousin, affirme l’ancien élu, une confrérie se retrouve, pour la première fois de son histoire, dans la ligne de mire d’Interpol, poursuivie pour enlèvement d’enfants au Brésil. Aux Etats-Unis, le FBI enquête sur eux pour trafic de drogue. Même en Russie, des membres sont accusés d’avoir infiltré l’Etat. C’est une organisation aux pratiques mafieuses, qui s’infiltre dans la justice et dans la bureaucratie. »
Contrairement aux autres confréries, comme Ismailaga, Iskenderpasa et Menzil, qui affichent ouvertement leur proximité avec le chef de l’Etat et l’AKP, une partie de ceux qui se réclament des süleymancis ont pris leurs distances avec la coalition gouvernementale, au point d’avoir voté dans certaines circonscriptions pour le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple, pourtant laïque et fondé par Atatürk.
Bien qu’activés, en partie, par les nominations émanant du pouvoir central, le noyautage et la progression accélérée des confréries dans l’appareil d’Etat n’en demeurent pas moins un sujet de préoccupation, au sein de l’exécutif. C’est ce que suggère la commande d’un étonnant rapport par la direction des affaires religieuses (le Diyanet İsleri Baskanlıgı, appelé couramment le Diyanet) sur les confréries. Destiné à un usage interne, le document a été publié en 2019, sans être démenti par le Diyanet. Il recense une quarantaine de confréries et dresse le profil de certains cheikhs : s’y côtoient Recep Ihsan Eliaçik, connu pour sa modération, le sulfureux Alparslan Kuytul, de la fondation Furkan, le télévangéliste Adnan Oktar ou le cheikh Cübbeli Ahmet et son 1,4 million de followers sur Instagram.
Ce dernier s’est rendu célèbre après le tremblement de terre d’Izmit, en 1999, dont le bilan officiel s’élevait à plus de 17 000 morts. Il avait affirmé que Dieu avait « frappé les nids de l’adultère », sous-entendant que les victimes avaient mérité une punition divine. Il fut à l’époque condamné à deux ans et sept mois de prison ferme.
Certaines confréries, comme celle des mevlevis, suscitent plutôt la sympathie dans l’opinion, grâce à leur dimension spirituelle de la pratique religieuse. En attestent les foules qui se rendent chaque année à Konya, dans le centre de la Turquie, pour rendre hommage à Mevlana (le poète soufi Djalal Al-Din, dit Rumi, 1207-1273).
D’autres, en revanche, est-il précisé dans le document, développent ostensiblement des activités politiques qu’il serait« nécessaire de surveiller » : « Il est clair qu’interdire ces organisations sociales au sein de la société n’aboutira à aucun résultat », conclut le rapport, qui ajoute d’une formule lourde de sens : « Il est donc essentiel de veiller à ce que ces organisations agissent dans un cadre légal. Le cas échéant, les individus ou les groupes risquent de provoquer de graves troubles dans la société et de propager de mauvaises interprétations dans les manières de comprendre et de vivre la religion. »
« Je me suis sentie étouffée »
Des voix se sont élevées pour demander une modification législative, afin d’actualiser la loi de 1925, comme Hanefi Avci, ancien commissaire de police et essayiste à succès, ou encore Ismail Saymaz, journaliste et auteur d’un livre sur les dérives au sein des tariqas. L’absence de transparence sur les activités de ces communautés religieuses est régulièrement mise en avant lors de scandales ou de drames qui éclaboussent telle ou telle confrérie, tout comme le manque d’empressement des autorités à intervenir.
En 2016, onze enfants avaient trouvé la mort dans l’incendie d’un internat tenu par la confrérie des süleymancis, à Adana (Sud). Cette tragédie avait relancé les polémiques autour du manque de sanctions contre ce type d’établissement, alors même qu’une mise en conformité avait été exigée par les responsables régionaux.
En 2022, la vidéo enregistrée par un jeune étudiant, Enes Kara, avant son suicide, avait également soulevé une vague d’indignation en Turquie. Alors qu’il se définissait comme athée, il avait été placé par ses parents dans une résidence étudiante tenue par une confrérie dans la ville d’Elazig (Anatolie centrale). Dans son message d’adieu, il confiait être contraint à la prière et n’avoir pas assez de temps pour se consacrer à ses études.
Chaque année, l’absence d’internats pas trop coûteux et de résidences universitaires publiques pousse des milliers d’étudiants de milieu modeste à demander une place dans un établissement d’accueil tenu par une confrérie religieuse. « Après le collège, il n’y avait aucun moyen de transport dans mon village pour aller au lycée, se souvient Tuba Deniz (le nom a été modifié), avocate de 26 ans, originaire de la campagne agricole, près de la ville d’Adana. Il n’y avait pas non plus d’internat public dans les environs de l’établissement dans lequel je voulais étudier. C’est une personne de la famille qui nous a parlé d’un internat de filles, vraiment très abordable. »
« Dès mon arrivée, poursuit-elle, on m’a dit que je devais me voiler et changer de vêtements pour me couvrir complètement. Nous étions réveillées tous les matins à 5 heures pour faire la première prière de la journée. Nous priions cinq fois par jour, et nous avions des cours de Coran tous les soirs. Tout notre quotidien était structuré autour de la discipline religieuse. Nous vivions dans la crainte d’être dénoncées au personnel encadrant. »
La jeune femme se décrit comme croyante, mais elle n’avait jamais ressenti le besoin de se voiler ni de mettre en application des principes coraniques stricts dans son quotidien. Elle concède qu’elle a acquis dans cet internat une forme de discipline qui l’a forgée et lui sert encore aujourd’hui, mais assure que l’enfermement qu’elle a subi pendant ces trois années l’a plutôt éloignée de la religion. « Je me suis sentie étouffée », conclut-elle.
Réserves de voix
D’après la plupart des enquêtes d’opinion publiées ces dernières années, une très grande majorité de Turcs rejettent le mode de vie confrérique. La pratique religieuse, elle, serait même en léger recul au pays d’Erdogan. Mais, bien que marginales dans la société turque, les confréries participent à l’imposition d’un agenda conservateur, parfois opportunément utilisé par l’exécutif pour justifier certaines décisions relevant de son autorité.
La confrérie Ismailaga avait ainsi ouvertement fait campagne pour le retrait de la convention d’Istanbul (texte du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes), non sans succès. Selon elle, le texte constituait une « guerre contre les valeurs que l’islam vise à protéger ». Il aurait le potentiel de détruire les « principes familiaux » et la « structure morale » de la société, en « ouvrant la voie à des actes tels que l’homosexualité (…) et en imposant aux femmes des missions contraires à l’objectif de leur création ».
Le communiqué, qui a, entre-temps, été retiré du site de la confrérie, s’achevait sur une adresse très directe aux dirigeants : « Nous demandons qu’une telle erreur soit annulée et que le contrat soit résilié. Nous pensons que les autorités compétentes prendront les mesures nécessaires à cet égard. » Ankara s’est retiré en 2021 de la convention, dix ans après l’avoir signée, à une époque où le parti était au faîte de sa puissance.
Autant dire une éternité. En dix ans, la base électorale du parti présidentiel s’est érodée. Cinq millions de voix ont manqué aux dernières élections municipales de mars, où l’AKP a subi sa plus grande défaite électorale depuis son accession au pouvoir. Il sait qu’il a besoin de soutiens. Réputés pour respecter les disciplines de vote, les centaines de milliers – voire les millions – de membres des confréries apparaissent comme des réserves de voix accessibles qu’il s’agit de choyer.
« Ils emploient des milliers de personnes »
Là est leur force. Après avoir remplacé les cadres du mouvement güléniste, les confréries ont acquis une place inégalée depuis la création de la République, en 1923. En retour, le pouvoir semble profiter de leur nombre et de leur diversité. Au risque de voir se durcir et se multiplier les communautarismes et les atteintes aux droits.
A titre d’exemple, comme le rappelle Canan Güllü, présidente de la Fédération des associations de femmes de Turquie, les ordres sont désormais mobilisés contre la loi n° 6284 sur la protection contre les violences domestiques. « Ils créent des groupes de lobbying, comme la Grande Plateforme pour la famille [Büyük Aile Platformu], qui rassemblent de nombreuses associations et fondations liées aux confréries, prévient-elle. Une promotion permanente de l’hégémonie masculine. »
Il est tard, Eyüp se place au premier rang de la mosquée pour prier au plus près de son cheikh. Il dormira dans une des salles, aux côtés de centaines d’autres fidèles venus de tout le pays. Plus loin, dans un des villages alentour, un vieil homme boit un dernier thé sur la terrasse d’une petite épicerie. Il ne dira pas son nom. « Ils ont détruit une partie de notre cimetière pour faire passer leur route devant leurs mosquées », dit-il, le ton las. Les yeux posés sur l’horizon en partie obstrué par de grands travaux d’extension de Menzil, il regrette que tout, ici, soit passé sous leur contrôle : « Personne ne sait ce qu’ils font et où ils trouvent toute cette fortune. Ils emploient des milliers de personnes, nous, on y travaille quand on a besoin d’argent. » Certes, il dit ne pas être mécontent qu’ils aient construit un hôpital flambant neuf ici même et ouvert une usine de sable et de béton, grâce à laquelle ils construisent leurs maisons et leurs édifices. « Mais pas comme ça. » Au loin, l’appel à la prière se perd dans le silence d’une nuit ordinaire.