A Istanbul, un bout de trottoir « où se joue la démocratie turque » Nicolas Bourcier / LE MONDE

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Le Monde, le 13 novembre 2024

Des citoyens du district d’Esenyurt se réunissent devant la mairie pour protester contre la destitution de leur maire et la nomination d’un « kayyum », un fonctionnaire d’Etat qui a dissous le conseil municipal.

La voix est forte. La rage au cœur, le verbe ardent. Derrière le visage, usé de mille rides, les mains calleuses tendues vers les forces de l’ordre, impétueux et inconsolable, Bayram s’époumone à crier à la « trahison » et à l’« injustice ».

A 63 ans, ce père de cinq enfants, un modeste retraité, ancien porteur de rue – un hamal en turc – dans différents quartiers d’Istanbul, est ici, devant le bâtiment de la municipalité d’Esenyurt, pour protester contre l’arrestation, le 30 octobre, du maire de cet arrondissement populaire et périphérique de la mégapole, la plus grande circonscription électorale du pays avec son million d’habitants. Cinq jours qu’il vient ainsi battre le pavé dans son petit costume bleu nuit, élimé, simple mais digne, comme un ultime vestige d’une Turquie d’autrefois.

Bayram est en colère parce que son édile, Ahmet Özer – « un homme de sciences, vous imaginez ! » a été destitué en raison de liens supposés avec une organisation terroriste. « C’est un politicien de longue date, une personnalité publique d’origine kurde respectée par tous, affirme-t-il. Toute cette accusation est du baratin, la tarte à la crème lorsque le pouvoir veut se débarrasser d’un adversaire. » Il y a dans sa voix un mélange de certitude et d’appel au bon sens : « S’il est à ce point coupable, comment se fait-il qu’il ait pu ainsi participer aux élections sans que les autorités n’y trouvent à redire ? »

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Elu en mars, lors du scrutin municipal qui a consacré une victoire historique de l’opposition, M. Özer, candidat du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), a battu d’une très large avance son adversaire du Parti de la justice et du développement, l’AKP, fondé par Recep Tayyip Erdogan, à la tête du pays depuis plus de vingt ans.

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Le petit bout d’homme se redresse et reprend sa respiration. « Je suis profondément attaché à notre République mais je ne supporte plus qu’elle soit ainsi maltraitée. Avec la crise et l’inflation, on ne peut plus rien acheter. La justice, la santé, l’éducation ne fonctionnent plus. Et la moindre critique peut vous emmener en prison. Jamais la Turquie n’a été autant dévoyée. »

« Là où se joue la démocratie turque »

A l’écouter, c’est un peu toute l’histoire récente du pays qui défile à travers ses souvenirs. On y voit la figure du président Turgut Özal (1927-1993), l’homme du virage libéral du pays. L’évocation de Süleyman Demirel (1924-2015), le populiste et pragmatique, l’intendant de toutes les alliances. D’Abdullah Gül, l’ancien allié de M. Erdogan et qui fut président de 2007 à 2014 avant de se murer dans une opposition discrète. « Moi, je ne peux pas me taire, lâche Bayram, sans détour. Tout ce qui se passe est dramatique, c’est pourquoi je suis là, sur ce bout de trottoir, là où se joue la démocratie turque ou ce qu’il en reste. »

Lorsque le maire d’Esenyurt a été arrêté, les autorités ont énuméré quelques « preuves » à son encontre. Parmi elles figurent des appels téléphoniques passés il y a des années à des personnes qui, selon le procureur, faisaient l’objet d’une enquête criminelle pour des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais aucune allégation selon laquelle M. Özer aurait commis un crime réel. Le dossier étant soumis à une ordonnance de confidentialité, le détail des accusations n’a pas été révélé.

Au lendemain de son incarcération, le ministère de l’intérieur a annoncé son remplacement par un kayyum, un administrateur d’Etat qui a dissous le conseil municipal, confiant ses pouvoirs entre les mains de fonctionnaires non élus. C’est la première fois qu’un maire du CHP, la formation créée par le père fondateur de la République, Mustafa Kemal, dit Atatürk, est arrêté et démis de ses fonctions de cette manière.

Le 4 novembre, ce sont les maires de Mardin, Batman et Halfeti, dans le sud-est de la Turquie, élus du Parti de l’égalité des ­peuples et de la démo­cratie (DEM, ­gauche prokurde) qui ont été démis de leurs fonctions. Là encore avec des poursuites pénales pour « terrorisme ». Pour Ahmet Türk, l’édile de Mardin, figure populaire et historique du mouvement kurde, âgé de 82 ans, c’est la troisième destitution consécutive.

« Tout est question de politique et de pouvoir »

Bayram avait 19 ans lors du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, troisième putsch en vingt ans. A l’époque, Ahmet Türk est durement torturé à la prison de Diyarbakir. Ecarté de force du Parlement dans les années 1990, emprisonné de nouveau, il est déchu de son siège parlementaire et interdit de politique pendant cinq ans dans les années 2000. Elu maire en 2014, il est destitué deux ans plus tard et arrêté. En 2019, à peine quatre mois après avoir repris le fauteuil de maire, un nouvel administrateur est nommé à Mardin pour le remplacer. Soixante autres municipalités subissent le même sort.

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Bayram n’a rien oublié. « Tout est une question de politique et de pouvoir en Turquie, au détriment des règles de droit. » Esenyurt n’y déroge pas : le retraité voit dans l’arrestation du maire une attaque ciblée contre le maire CHP de la ville d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, « le plus grand rival d’Erdogan ». Il en appelle à son propre grand-père Mühettin, né au début du XXe siècle et mort à l’âge de 120 ans. « Il nous racontait comment la vie était difficile avant, comment l’histoire de ce pays s’est faite par étapes avec des avancés et des reculs. Il m’arrive d’en pleurer ou d’en rire, mais là on est bien bas. »

Il est 11 heures à Esenyurt, en ce vendredi 8 novembre. Une dizaine d’élus CHP se présente devant l’imposant cordon de policiers, barrant l’accès à toutes les entrées de la municipalité. Comme la veille et l’avant-veille, ils tentent de passer en force. C’est la cohue, les uns poussent, certains reculent, on se bouscule, on crie et puis les forces de l’ordre reprennent le dessus. En surplomb, debout sur un banc public, Bayram crie encore une fois sa colère. Face à un officier, un élu exige de lui montrer l’ordre qui lui interdit d’entrer dans la mairie. En vain.

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Quelques bras se tendent pour calmer et faire redescendre Bayram. On rappelle qu’une jeune femme a été encore condamnée, début novembre, pour avoir critiqué au micro d’un youtubeur, dans la rue, le président. Lui répète ne pas être le seul mécontent de ce gouvernement et de ses agissements : « A cause d’eux, nous sommes perçus comme ennemis de la police, c’est désolant. » Le groupe se disperse. Ne restent que les forces de l’ordre sur ce bout de trottoir. Ainsi va la vie à Esenyurt. Bayram le promet, il reviendra. Lundi, une poignée de représentants du CHP ont été autorisés à franchir la porte de la municipalité pour se retrouver dans une salle vide.

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