Présent au sommet de Kazan, en Russie, Recep Tayyip Erdogan devait s’entretenir, mercredi, avec Vladimir Poutine, alors que la Turquie a fait savoir qu’elle souhaitait adhérer au groupe alternatif au G7.
Vladimir Poutine a de quoi sourire. Le président russe devait rencontrer, mercredi 23 octobre, à Kazan, sur les rives de la Volga, son homologue turc Recep Tayyip Erdogan dans le cadre du sommet annuel des BRICS, dont il est l’hôte jusqu’à jeudi. Une belle prise pour ce club informel qui compte désormais neuf puissances émergentes (aux fondateurs Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud se sont ajoutés l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie et les Emirats arabes unis), résolues à renforcer l’affirmation du « Sud global ».
Bien que la réunion entre les deux dirigeants a officiellement pour objet la coopération énergétique entre les deux pays, le véritable enjeu diplomatique est bel et bien de concrétiser l’adhésion de la Turquie, premier pays membre de l’Alliance atlantique à intégrer, le cas échéant, les BRICS. En septembre, un porte-parole du parti au pouvoir, l’AKP, avait confirmé le souhait de son pays de rejoindre ce groupe alternatif au G7.
La démarche d’Ankara n’est en soi pas une surprise au regard du ton et de la conduite de sa politique étrangère. Elle n’en pose pas moins plusieurs questions. Du côté des Occidentaux, l’entrée potentielle de la Turquie dans les BRICS embarrasse, pour le moins, s’agissant du pilier oriental de l’OTAN. En agissant de la sorte, les dirigeants turcs ne veulent-ils pas faire partie d’un groupement de pays dominé par la Russie et la Chine qui souhaite mettre fin à l’hégémonie de l’alliance occidentale ?
A l’heure de la recomposition des blocs, la voie particulière turque passe ainsi de la posture à l’acte, tant avec Moscou, contre laquelle Ankara n’a jamais pris de sanctions, qu’avec Pékin, dont le pays se rapprocherait, au moins sur le plan économique, grâce à l’adhésion aux BRICS. Il « renforce sa propre main » à un moment où les liens avec l’Occident sont au plus bas, souligne Gönül Tol, directrice du centre d’études turques au Middle East Institute.
Installer son propre pôle de puissance
Selon Ankara, il n’y a aucune contradiction à avoir un pied dans chaque camp. Fin août, peu avant l’annonce de la demande d’adhésion aux BRICS, Recep Tayyip Erdogan avait déclaré que la Turquie ne pouvait atteindre « ses objectifs en se tournant uniquement vers l’Occident ». Le pays devait améliorer simultanément ses relations avec l’Ouest et l’Est afin de devenir un pays fort, prospère et sûr de lui. « Toute autre méthode lui nuira », avait-il assuré. Une manière de signifier qu’Ankara vise à installer sur la scène internationale son propre pôle de puissance, à la périphérie de l’Europe.
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La Turquie est passée d’« une approche équilibrée à une approche indépendante, nuance Tülin Daloglu, journaliste et spécialiste de la politique étrangère d’Ankara. Il n’y a rien de mal à ce que la Turquie ait des approches différentes de celles de ses alliés transatlantiques, avance-t-elle. En revanche, elle doit être extrêmement claire quant à son intention de devenir membre des BRICS : veut-elle apporter une valeur ajoutée à son bien-être économique ou a-t-elle décidé d’en faire un acte politique ? »
Pour Asli Aydintasbas, chercheuse associée à l’European Council on Foreign Relations à Washington, cette prise de distance vis-à-vis de l’Occident est le fruit d’un long cheminement. Selon cette experte des relations internationales, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan s’est ancrée dans un récit post-occidental qui a façonné son identité politique ces dernières années : « L’idée d’un Occident en déclin et qui repousse sans cesse la Turquie est désormais fermement ancrée chez les dirigeants politiques qui pensent qu’une autonomie stratégique, ce terme cher à Emmanuel Macron, est la clé pour jouer un rôle plus important sur la scène internationale. Toutefois, il reste évident que le pays souhaite conserver son ancrage occidental, tout en gardant cette flexibilité nécessaire pour avoir un pied dans chaque camp. » Un « en même temps » diplomatique dont beaucoup reste encore à inventer.
Jeu d’équilibriste entre la Russie et l’Occident
A l’instar de ses homologues illibéraux de Serbie, de Hongrie et des monarchies arabes du Golfe, le président turc considère la géopolitique comme un moyen de louvoyer entre les grandes puissances. Il s’y emploie en développant tout un jeu d’équilibriste entre la Russie et l’Occident, utilisant à la fois les avantages d’être membre de l’OTAN et les relations personnelles qu’il a tissées avec Vladimir Poutine pour accroître les gains économiques de la Turquie. La guerre en Ukraine permet ainsi d’augmenter ses profits en matière d’échanges commerciaux et énergétiques avec Moscou, tout en soutenant l’Ukraine par des ventes d’armes et des partenariats industriels en matière de défense.
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« Les BRICS sont clairement un instrument supplémentaire dans cet exercice difficile », affirme également Asli Aydintasbas. L’adhésion permettrait à la Turquie de consolider ses positions dans les pays du Sud, notamment en Asie centrale et en Afrique, où elle est devenue un acteur économique. Avec la Chine, Ankara espère attirer les investisseurs qui lui font cruellement défaut et devenir un canal commercial entre l’UE et toute la région asiatique.
Dans une forme d’aveu, le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, a récemment déclaré que « si l’intégration économique de la Turquie à l’UE avait été couronnée par une adhésion, qui se situe actuellement (seulement) au niveau de l’Union douanière, peut-être ne serions-nous pas à la recherche d’une telle solution ». Une façon d’affirmer, là encore, que cette adhésion aux BRICS, en plus de créer des opportunités commerciales, devrait inciter les alliés occidentaux à prêter davantage attention aux besoins intérieurs de la Turquie.
« Les Etats-Unis, les pays européens et surtout la France se doivent de réfléchir au type de relation qu’ils souhaitent avec Ankara. Une adhésion effective aux BRICS compliquera certes les liens institutionnels avec l’OTAN et l’UE, mais le fait que le gouvernement turc fasse miroiter l’intégration aux BRICS pour attirer l’attention de l’Occident offre l’occasion de repenser, et peut-être de réengager, les relations entre l’Occident et Ankara, peut-être plus dossier par dossier », estime Asli Aydintasbas.
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Le désir exprimé par la Turquie de rejoindre les BRICS est une manifestation des convulsions du monde multipolaire, un « avertissement », selon la chercheuse. « Nous devons accepter que l’identité géopolitique de la Turquie est celle d’une puissance moyenne, un Etat pivot qui continuera à se comporter ainsi et peut-être même après Erdogan, ajoute la spécialiste. Et même s’il flirte avec tout le monde, le pays n’est pas encore passé dans l’autre camp, comme il a pu le faire dans le passé, par exemple, en s’alliant, après avoir frappé aux portes des capitales occidentales, à l’Empire allemand durant la première guerre mondiale. » A l’heure où se redessine la carte de toute la région et où l’avenir de la sécurité européenne est sur toutes les lèvres, la mise en garde n’est pas inutile.