La demande d’adhésion turque faite au groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) suscite de vives inquiétudes du côté de l’Otan, l’alliance militaire la plus puissante du monde dont fait partie la Turquie. Nouvel épisode de la diplomatie byzantine de Recep Tayyip Erdogan, qui veut avoir un pied dans chaque camp ? Ou tournant géostratégique anti-occidental ?
France 24 fait le point, le 8 août 2024
Le 11 juin, alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky lançait un appel pour plus d’aide militaire lors d’une conférence à Berlin, le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan se trouvait à Moscou, pour un entretien avec le président russe.
« Nous saluons l’intérêt de la Turquie pour les travaux des Brics », avait alors déclaré Vladimir Poutine, cité par les médias turcs, à l’issue de la rencontre. « Il ne fait aucun doute que nous soutiendrons pleinement cette aspiration ».
Cette aspiration a commencé à se concrétiser cette semaine, lorsque le Parti de la justice et du développement (AKP) du président turc Recep Tayyip Erdogan a confirmé que la Turquie avait officiellement demandé à rejoindre le bloc des économies émergentes.
« Notre président a exprimé à plusieurs reprises notre souhait de devenir membre des Brics », a déclaré Omer Celik, porte-parole de l’AKP, aux journalistes à Ankara mardi. « Notre demande en la matière est claire et le processus se déroule dans ce cadre ».
La candidature de la Turquie aux Brics est un évènement inédit : jamais un membre de l’Otan – par ailleurs candidat à l’adhésion à l’UE – n’avait demandé à rejoindre le groupe dominé par la Russie et la Chine, qui se veut un contrepoids à l’ordre mondial dirigé par l’Occident.
Succès grandissant des Brics
Le bloc des Brics a longtemps été considéré comme un forum d’échange dépourvu d’objectif précis, entre États aux intérêts divergents voire même rivaux, à l’image de l’Inde et la Chine.
L’origine même de ce groupe contribue au flou qui entoure son projet. L’acronyme « Bric » a été inventé par l’économiste britannique Jim O’Neill en 2001, alors qu’il était directeur de recherche chez Goldman Sachs, pour désigner le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, des pays à forte population et à fort potentiel de croissance économique.
Un concept devenu, contre toute attente, une réalité en 2009, lorsque les dirigeants des quatre pays ont formé un groupe politique lors du premier sommet des Bric en Russie. L’Afrique du Sud a rejoint le groupe en 2010, élargissant l’acronyme aux Brics.
Près de 15 ans plus tard, le groupe a presque doublé et compte désormais l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU).
Outre la Turquie, près de 20 autres pays ont déposé une demande d’adhésion, obligeant le bloc à mettre en place une stratégie d’expansion. La liste des candidats a également suscité des divisions au sein des membres fondateurs des Bric, la Russie et la Chine poussant à l’expansion tandis que le Brésil et l’Inde sont plus méfiants à l’égard de nouveaux membres.
Par ailleurs, le nombre de membres de la Nouvelle banque de développement (NDB), créée en 2015 comme alternative à la Banque mondiale et au FMI, augmente également. L’adhésion de l’Algérie a été approuvée en début de semaine, rejoignant ainsi le Bangladesh et l’Uruguay en plus des États membres des Brics.
Diversification des alliances
Pour Asli Aydintasbas, chercheuse à l’Institut Brookings, basé à Washington, la candidature de la Turquie ne traduit pas une volonté de rupture avec l’Occident mais plutôt d’élargissement de ses partenariats. D’autant plus que sa candidature à l’Union européenne, officiellement lancée en 1999, piétine toujours du fait de désaccords sur les questions de droits humains.
« La Turquie cherche des alternatives. Elle ne veut pas renoncer à son statut de membre de l’Otan. Elle ne veut pas renoncer à ses aspirations européennes. Mais elle veut diversifier ses alliances, se couvrir, en quelque sorte. Elle ne considère plus son appartenance à l’Otan comme sa seule identité, sa seule orientation en matière de politique étrangère ».
La présence d’un membre de l’Otan dans la file d’attente des Brics est peut-être sans précédent, mais elle ne contrevient pas aux règles de l’alliance militaire, note Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie et conseiller spécial à l’Institut Montaigne, basé à Paris.
« Juridiquement, bien sûr, il n’y a pas de freins. Les Brics n’ont pas d’obligations conventionnelles, il n’y a pas de mécanisme opérationnel, c’est une organisation très souple. En même temps, l’esprit de l’Otan en tant qu’organisation est de s’asseoir à une même table pour échanger des points de vue de manière très confidentielle » analyse l’ancien diplomate.
Le fonctionnement de l’Otan repose sur « une atmosphère de confiance » souligne-t-il. La demande turque d’adhésion aux Brics est donc perçue comme une « forme de contradiction ».
« Perte de prestige » de l’Occident
Bien que membre de l’Otan et candidat à l’adhésion européenne, le président turc ne fait pas mystère de sa relation houleuse avec l’Occident, n’hésitant pas à afficher, parfois fièrement, ses désaccords.
« Le président Erdogan veut avoir un pied dans chaque camp et être en mesure d’opposer l’Occident à la Russie, l’Occident à la Chine. Je pense qu’il est parvenu à jouer habilement ce jeu géopolitique même s’il a parfois poussé son numéro d’équilibriste un peu trop loin », analyse Asli Aydintasbas.
Les liens entre la Turquie et ses alliés militaires occidentaux ont été particulièrement tendus ces dernières années en raison de l’achat par Ankara du système de défense aérienne russe S-400, conçu pour abattre les avions de l’Otan.
Craignant que le déploiement du S-400 par la Turquie n’expose des éléments classifiés du matériel de l’Otan aux services de renseignement russes, les États-Unis ont sanctionné Ankara en l’excluant d’un programme d’avions à réaction F-35.
Les États-Unis avaient également suspendu la vente de 40 avions de combat F-16 à la Turquie. Washington y a finalement consenti en janvier, après que la Turquie a ratifié la candidature de la Suède à l’Otan.
La réponse des États-Unis à la demande d’adhésion de la Turquie aux Brics a été discrète jusqu’à présent, et il est très probable qu’elle le reste, estime Asli Aydintasbas. « Washington garde le silence. Ils ne veulent pas d’une querelle publique et très médiatisée avec la Turquie, et ils savent que le président Erdogan est imprévisible. »
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« Il y a aussi l’hypothèse [à Washington] que cela ne servira pas à grand-chose » pointe l’experte. « Les Brics cherchent certes à développer leur puissance économique mais ne disposent pas d’une force militaire, de forces spéciales, d’une force de réaction rapide, etc. Ils n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes valeurs que la communauté transatlantique. »
Michel Duclos estime pour sa part que l’attrait grandissant des Brics, basé sur la défense d’un monde multipolaire dans un contexte de frustration croissante face à l’hégémonie américaine, ne doit pas être pris à la légère.
« Le simple fait que ces pays ressentent le besoin de se réunir est un signal très fort que l’Occident n’est plus aussi dominant et attrayant qu’il l’était. Et le fait même qu’il y ait autant de pays candidats aux Brics est une indication claire de la perte de prestige du monde occidental ».
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Article traduit de l’anglais, l’original est à retrouver ici.