« Les lettres de Kanesh » (1/5). A la fin du XIXᵉ siècle, des paysans anatoliens découvrent sous leurs champs des tablettes d’argile imprimées d’écritures cunéiformes vieilles de 4 000 ans. Ces milliers de textes sortis de terre forment la plus ancienne et volumineuse archive de documents privés de l’humanité.
« Le quartier des marchands était là. » L’affleurement des pierres au milieu des champs laisse deviner l’enchevêtrement des maisons et des ateliers, traversé par des rues dont on distingue encore le tracé, entre les herbes folles. Le directeur des fouilles, Fikri Kulakoglu, professeur à l’université d’Ankara, pointe du doigt l’une des habitations dont les murs ont été partiellement remontés, en périphérie des quelques hectares fouillés de la ville basse : « C’est la maison de Shalim-Assur », dit-il.
D’une phrase, l’archéologue a résumé le caractère exceptionnel des ruines de l’antique cité de Kanesh, du trésor inestimable qu’elles ont livré. Ici, on peut connaître le nom du ou de la propriétaire de telle ou telle demeure, reconstruire l’arbre généalogique de familles entières, et accéder à mille détails du quotidien de ces femmes et de ces hommes qui vivaient à l’âge du bronze dans cette grande ville d’Anatolie, il y a quelque 4 000 ans ans.
Le miracle de Kanesh est d’abord celui d’une découverte, celle de milliers de tablettes d’argile qui forment les plus volumineuses et anciennes archives de documents privés de l’histoire de l’humanité. Des correspondances, des reconnaissances de dette, des contrats de mariage, des jugements, des algarades familiales, des plans de fraude fiscale, des appels au secours, des lettres du roi d’Assyrie en personne… Au total, plus de 22 000 tablettes portant des caractères cunéiformes, datées des alentours de 1900 avant J.-C., ont été exhumées. « Nous en retrouvons de nouvelles à chaque campagne de fouille », dit Fikri Kulakoglu.
Un trésor loin d’être épuisé
De l’acropole, où ont été découvertes les structures de grands bâtiments officiels – dont un palais de plus d’un hectare –, l’archéologue montre l’étendue des champs sous lesquels dorment encore des quartiers entiers de la ville, qui comptait sans doute à cette époque de 25 000 à 35 000 habitants : seule une toute petite fraction en a jusqu’à présent été fouillée, bien que les excavations soient conduites sans interruption depuis 1948. « Quand on me demande combien de temps il faudrait pour achever les fouilles sur le site, je réponds généralement 5 000 ans, dit Fikri Kulakoglu. Et ce n’est pas une plaisanterie. » Des centaines, probablement des milliers de tablettes d’argile restent à découvrir ; le trésor de Kanesh est loin d’être épuisé.
Comment les premières pièces sont-elles sorties de terre ? Personne ne le sait. Vers 1880, quelques tablettes apparaissent sur les marchés d’Istanbul et les paysans qui les écoulent assurent qu’elles proviennent des alentours d’un petit village, Kültepe, à quelques kilomètres au nord-est de la ville de Kayseri, en Cappadoce. En turc, Kültepe signifie « colline de cendres » : aux abords du village se dresse un tell – un monticule fait de l’accumulation de ruines, des reconstructions successives, de poussière et du temps qui passe. Nul doute qu’il y a là un grand site archéologique, mais les tablettes cunéiformes supposées en être sorties sont immédiatement soupçonnées d’être des faux.
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De fait, elles n’avaient rien à faire là. « A la fin du XIXe siècle, l’écriture cunéiforme vient d’être déchiffrée et on commence à pouvoir lire plusieurs des langues qu’elle transcrit, raconte l’assyriologue Cécile Michel (CNRS). Mais, à l’époque, on estime très peu probable de retrouver de telles tablettes au cœur de l’Anatolie, si loin de la Mésopotamie, où ce système d’écriture a été inventé. » En effet, c’est dans le sud de l’Irak actuel, autour de l’actuelle Bassorah, qu’un peuple énigmatique – les Sumériens – a mis au point à partir de 3400 avant notre ère ce système graphique, où chaque caractère est un agencement de petits clous, imprimés dans l’argile grâce à un stylet. D’où son nom, cunéiforme, du latin cuneus (« clou »).
Tablettes introuvables
Ce système d’écriture, le plus ancien connu à ce jour, a sombré dans l’oubli au tournant de l’ère chrétienne. Mais, en plus de trente siècles d’existence, il a été adopté par de nombreuses populations du Proche-Orient et a transcrit une grande variété de langues. Dans les années 1840, l’orientaliste britannique Henry Rawlinson (1810-1895) commence à décrypter cet écheveau de signes mystérieux. A sa suite, la communauté des assyriologues accomplit un extraordinaire exploit scientifique : reconstruire le lexique et la grammaire de nombreux idiomes perdus, certains disparus sans descendance. Le sumérien, l’élamite ou le hourrite, par exemple, qui ne sont liés à aucun des idiomes parlés aujourd’hui, le vieux perse (ancêtre du persan moderne), le hittite (la plus ancienne langue indo-européenne connue), ou encore l’assyrien et le babylonien, deux langues sœurs de la même famille que l’arabe et l’hébreu.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, donc, des milliers de tablettes supposées provenir des alentours de Kültepe inondent les marchés. Au début des années 1890, l’orientaliste allemand Peter Jensen (1861-1936) montre qu’elles transcrivent la langue assyrienne, cousine de l’arabe et de l’hébreu que l’on parlait en haute Mésopotamie, à quelque 1 000 kilomètres de là, autour de la cité d’Assur, non loin de l’actuelle Mossoul (nord de l’Irak). « Dans les années qui suivent, on trouve d’autres tablettes cunéiformes en Egypte, c’est-à-dire encore plus loin de la Mésopotamie, raconte Cécile Michel. Les savants vont vite se convaincre que les tablettes de Kültepe ne sont pas des faux. » Dans ses premières traductions, Peter Jensen identifie un mot, « Kanesh », qu’il suppose – à raison – être le nom antique de la cité dont elles proviennent.
Le site de Kanesh est-il bien à Kültepe ? Les tablettes y demeurent en tout cas introuvables. Seuls les paysans du coin semblent connaître la localisation du gisement. Arrive alors un personnage-clé, Bedrich Hrozny (1879-1952). Dans les années 1920, cet orientaliste tchèque s’est fait connaître en décryptant une langue jusqu’alors inconnue, le hittite, sur des tablettes cunéiformes découvertes sur d’autres sites anatoliens. « Bedrich Hrozny cherche de nouvelles tablettes dans la région : en 1925, il arrive à Kültepe avec un permis de fouille et de gros moyens, retrace Fikri Kulakoglu. Il peut embaucher une armée de travailleurs. »
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Le Champollion tchèque cherche là où de la documentation écrite est susceptible, pense-t-il, de se trouver : sur l’acropole, le tell de 500 mètres de diamètre qui s’élève en surplomb de la plaine, et sous lequel les ruines des monuments officiels se trouvent. A l’époque, les excavations sont brutales. On creuse sans ciller, on ouvre de larges tranchées. Aujourd’hui encore, Fikri Kulakoglu montre, un peu désolé, les stigmates de ces anciennes techniques de fouille qui ont partiellement détruit les structures de grands bâtiments. Mais Bedrich Hrozny ne trouve rien, ou presque. Le trésor est ailleurs.
Un complément de revenu pour les paysans
« En réalité, ce n’est pas dans la ville haute, mais dans la ville basse, sous les champs, que se trouvait le gisement de tablettes. Les paysans de Kültepe le savaient bien, mais se gardaient de le dire à Hrozny, raconte l’archéologue turc. Car les tablettes, qu’ils découvraient en creusant des puits pour irriguer leurs cultures, leur assuraient un complément de revenu. » Après des mois de recherches infructueuses, Hrozny est sur le point de repartir bredouille, mais il arrache in extremis leur secret aux riverains. Plusieurs versions de l’histoire circulent. A-t-il copieusement arrosé de raki une soirée avec ses ouvriers locaux pour délier les langues ? A-t-il troqué de la quinine – salutaire dans cette région alors impaludée – contre quelques confidences ? Toujours est-il qu’il engage de nouvelles fouilles à une centaine de mètres au nord-est de l’acropole, et la moisson est immédiate : un millier de tablettes environ sortent de terre.
« A cet endroit se trouve le quartier des marchands assyriens qui avaient installé à Kanesh un comptoir de commerce, à plus de 1 000 kilomètres d’Assur, leur ville d’origine, explique Cécile Michel. Dans leurs maisons, une pièce était généralement consacrée à leurs archives, où étaient conservées des dizaines, parfois plusieurs centaines de tablettes, classées dans des jarres, caisses ou sacs, certains entreposés sur des étagères de bois. » L’assyriologue française travaille depuis près de quarante ans à traduire, à publier, à interpréter ces textes. « La plupart de ces lettres sont adressées à ces marchands par des membres de leur famille restés en Assyrie, dans le “pays d’Assur”, dit-elle. Ce sont des témoignages uniques, car les familles sont éclatées. Pour communiquer, les maris, les épouses, leurs enfants, doivent s’écrire tout ce qui relève de la vie domestique, du fonctionnement de l’économie, des relations entre les hommes et les femmes… Tout ce qui ne laisse généralement pas de traces écrites. »
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Entrer ainsi dans ce que Fernand Braudel appelait « l’immense royaume de l’habituel, du routinier, ce grand absent de l’histoire », c’est aussi ressusciter les voix de ces gens, faire revivre leurs mots, reconstruire leurs histoires… Cécile Michel ne cache pas une certaine émotion lorsqu’elle s’installe devant une tablette de quelques centimètres carrés et qu’elle s’apprête à la faire parler. D’autant que l’écrasante majorité de ces textes, plus de 20 000, ne couvre qu’une toute petite période, deux ou trois générations, entre 1920 avant J.-C. environ et 1850 avant J.-C. : on peut suivre ces femmes et ces hommes tout au long de leur vie, à travers les lettres qu’ils reçoivent ou qu’ils adressent.
450 assyriologues dans le monde
Des centaines, des milliers d’histoires restent à exhumer de ces petits pavés d’argile. A ce jour, environ 9 000 des 22 000 tablettes découvertes à Kültepe, dont une bonne part sont conservées au Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara, ne sont pas encore traduites ni publiées. La tâche reste immense, et la communauté des assyriologues est minuscule : environ 450 personnes dans le monde, dont moins d’une dizaine travaillent sur les textes de Kanesh.
Mogens Trolle Larsen, professeur émérite à l’université de Copenhague, s’y consacre depuis près de six décennies, jusqu’à parfois ressentir une étrange affinité avec les protagonistes des lettres. Il a longtemps étudié l’archive d’un certain Assur-nada, installé à Kanesh, fils aîné d’un puissant marchand d’Assur, un dénommé Assur-idi. D’après les lettres retrouvées, on sait qu’Assur-nada s’est marié dans la cité d’Assur, qu’il eut un fils et plusieurs filles de ce mariage, que leur mère est morte prématurément.
On sait aussi qu’il a laissé les enfants à leur grand-père, Assur-idi, et qu’il est parti représenter les affaires familiales en Anatolie. Dans une lettre, Assur-idi annonce : « J’ai élevé ton fils, mais il m’a dit ceci : “Tu n’es pas mon père !” Il s’est levé et il est parti. J’ai aussi élevé tes filles, mais elles m’ont dit ceci : “Tu n’es pas notre père !” Trois jours plus tard, elles se sont levées et sont parties chez toi. Dis-moi ce que tu penses de cela. »
Les lettres du notable assyrien – plus d’une centaine ont été traduites et publiées – contiennent à peu près toutes des remontrances ou des admonestations. Elles laissent deviner une personnalité difficile, qui cadre assez bien avec la rébellion et le départ de ses petits-enfants. « Un jour que j’étais au Louvre, en train de traduire un texte d’Assur-idi, raconte M. Larsen, j’ai été brusquement frappé par un sentiment de proximité avec cet homme. Comme si ce vieux marchand acariâtre qui vivait à Assur il y a 4 000 ans, je le connaissais personnellement. »
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