Le groupe russe Promtech, qui compte des clients au sein du complexe militaro-industriel, a continué de s’approvisionner en Europe malgré les sanctions internationales, révèle une enquête du « Monde » et de ses partenaires.
En avril 2023, un nouveau client sollicite Attax, une petite entreprise française de Carrières-sur-Seine (Yvelines) spécialisée dans la fabrication de pièces détachées. Il s’agit d’Enütek Makina, une société turque établie à Istanbul, qui souhaite commander des systèmes de fixation de sièges d’avion. L’affaire est vite conclue, puis la commande est expédiée en Turquie, pour être transmise ensuite à une autre entreprise, spécialisée dans la réparation de sièges.
C’est, en tout cas, ce qu’Enütek Makina a affirmé à son fournisseur. Car elle a, en réalité, réexpédié ces composants vers la Russie en juillet 2023, selon des données douanières que nous avons consultées et recoupées. Le destinataire déclaré ? Aerospace Systems Design Bureau, une filiale du groupe russe Promtech qui a été placée sous sanctions européennes, en décembre 2022, pour ses liens avec le complexe militaro-industriel russe. Franck Martin, le dirigeant d’Attax, dit tomber des nues : « Promtech a été notre client à partir de 2021. Mais nous avons cessé toute collaboration dès le début de la guerre en Ukraine, en février 2022 », assure-t-il. Il jure n’avoir pas soupçonné que son nouvel acheteur turc puisse servir de passerelle vers la Russie.
Cet exemple est loin d’être isolé. Enütek Makina a exporté pour plus de 7 millions d’euros d’équipements en Russie depuis le début de 2023, principalement destinés à des entités du groupe Promtech, montre notre enquête,en collaboration avec les médias allemands NDR, WDR et Süddeutsche Zeitung ainsi que Trap Aggressor, une équipe de l’ONG ukrainienne anticorruption Statewatch qui enquête sur les efforts de guerre de Moscou. Une partie de ces livraisons pourraient avoir enfreint les sanctions européennes et américaines contre la Russie et bénéficié à son armée.
Promtech, un opérateur civil et militaire visé par les sanctions internationales
Promtech est un vaste groupe industriel russe spécialisé dans le développement et la production de composants pour l’aviation, le secteur spatial ainsi que les équipements terrestres et marins. Certaines de ses activités sont civiles, mais il compte également des clients au sein du complexe militaro-industriel russe.
Jusqu’à 2022, Promtech se fournissait sans difficulté auprès de fabricants européens. Mais les sanctions prises contre la Russie à la suite de l’invasion de grande ampleur de l’Ukraine, le 24 février 2022, lui ont compliqué la tâche. A ce jour, quinze entités du groupe sont visées par l’Union européenne et les Etats-Unis, notamment pour avoir livré divers composants (semi-conducteurs, connecteurs électriques, alliages, câbles, radars…) à l’aviation militaire russe.
De nombreux produits que Promtech importait peuvent également faire l’objet de restrictions européennes de différentes natures. Certains sont directement interdits à l’exportation de l’Europe vers la Russie, parce qu’il s’agit d’équipements militaires ou de technologies avancées. D’autres sont des biens à double usage pouvant être utilisés à des fins civiles ou militaires, et doivent faire l’objet d’autorisations préalables à l’export. D’autres encore font partie des « articles communs hautement prioritaires », une liste restreinte de biens qui font l’objet d’une vigilance supplémentaire, car ils ont été identifiés dans du matériel de guerre russe en Ukraine. Il s’agit par exemple des composants retrouvés dans des chars ou des obus.
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Cette situation a poussé plusieurs sociétés européennes à couper tout lien avec Promtech dans la foulée de l’invasion russe en Ukraine. C’est, par exemple, le cas de deux entreprises françaises, Thales Avionics Electrical Systems – qui avait un contrat avec le groupe russe depuis 2006 pour l’avion Antonov et des systèmes électriques pour aéronefs – et le fabricant de connecteurs électriques pour l’aviation Souriau.
De nouvelles entités pour déjouer les sanctions
Leurs produits respectifs sont pourtant parvenus en Russie par le biais d’Enütek Makina, selon les données douanières (portant sur la période de février 2023 à avril 2024) que nous avons analysées. Environ 10 % des biens exportés par la société turque ont été fabriqués en France et plus des trois-quarts en Europe.
Nombre d’entre eux, d’une valeur totale d’environ 780 000 euros, sont des biens « hautement prioritaires ». Si ce montant peut sembler modeste, de tels composants n’en ont pas moins une utilité réelle sur le front pour Moscou. Le missile Kh-101 utilisé pour détruire l’hôpital pour enfants de Kiev, le 8 juillet, contenait ainsi des pièces américaines et suisses, selon une enquête du Financial Times.
Les composants qui transitent par Enütek Makina pourraient ainsi avoir été utilisés dans du matériel russe comme des tanks, avions, drones ou missiles, selon l’analyse de Trap Aggressor, qui a comparé ces livraisons avec les recensements menés sur le front. Par exemple, des connecteurs électriques de Souriau ont été retrouvés dans un tank T-72B3 et ceux d’une entreprise américaine basée en France, Amphenol, dans les drones Shahed-136, selon un recensement du gouvernement ukrainien.
Promtech a dû revoir son organisation pour maintenir ces approvisionnements. Le groupe s’est longtemps appuyé sur une entité française, Industrial Technologies Group France (ITGF), pour opérer en Europe. A sa création, en 2015 à Paris, cette société est détenue à 100 % par sa maison mère russe, Industrial Technologies Group (ITG). Le 15 mai 2022, moins de trois mois après le début du conflit ukrainien, ITG cède l’ensemble de ses parts à une entité hongkongaise inconnue en Europe, Interasia Trading Group Limited, représentée par un certain Xingze Zhou. Selon nos informations, l’entité française approche alors d’anciens fournisseurs de sa maison mère pour leur passer commande.
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On retrouve également ITGF derrière la création d’Enütek Makina à Istanbul, le 15 décembre 2022 – elle en détient alors l’intégralité des parts. L’entité turque est implantée dans un banal immeuble d’une zone industrielle d’Istanbul et dispose d’un site Internet minimaliste, où on lit qu’elle fait commerce de diverses machines et équipements. Dans les mois qui suivent, elle sollicite d’anciens clients de Promtech en Europe et exporte leurs produits en Russie. Si plusieurs entreprises, comme Souriau ou Thales Avionics Electrical Systems, nous déclarent n’avoir jamais fait affaire avec cette société, elle a pu se fournir par d’autres canaux, par exemple grâce à des distributeurs tiers.
La Turquie pointée du doigt
La Turquie fait partie des pays pivots pour contourner les sanctions internationales. « Le territoire turc est utilisé pour acheminer vers la Russie, de manière détournée, des biens frappés de sanctions », déploraient en novembre 2023 la Commission européenne et le Conseil européen, notant une hausse des exportations d’articles communs hautement prioritaires par cette route. Les sanctions européennes prévoient plusieurs mesures pour lutter contre ces stratagèmes.
Enütek Makina peut-elle être considérée comme une société écran créée pour poursuivre des livraisons de biens sensibles en Russie ? Sollicités par Le Monde, l’entreprise stambouliote et Promtech n’ont pas donné suite. ITGF nous assure, quant à elle, par le biais de son avocate qu’elle a toujours agi « dans ses propres intérêts », indépendamment de Promtech.
Selon ITGF, la création d’Enütek Makina avait pour simple objectif d’« entrer sur le marché des télécommunications turc ». Elle affirme l’avoir cédée en octobre 2023, après dix mois d’existence, sans préciser à qui – l’identité des propriétaires actuels de la société n’est pas publique. Par ailleurs, ITGF dit n’avoir « aucune information sur l’activité de Promtech depuis la fin de l’année 2021 » et n’avoir eu « aucune relation commerciale ou financière » avec sa filiale turque lorsqu’elle la détenait. La société fait enfin valoir que son représentant en France, Igor Reutov, a soutenu des réfugiés ukrainiens.
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Ces réponses laissent plusieurs questions en suspens. Ainsi, ITGF ne nous a pas apporté d’explication quant au fait qu’Enütek Makina a sollicité, pour partie, les mêmes entreprises et recherché les mêmes types de produits que Promtech par le passé, pour les réexpédier ensuite en Russie. Y compris lorsque la filiale turque était sous son contrôle exclusif, de décembre 2022 à octobre 2023.