Après des années de contentieux, Ankara s’est engagé auprès de Bagdad à rouvrir le robinet du Tigre et de l’Euphrate et à investir massivement dans le pays en échange d’un soutien dans sa lutte contre le PKK dans le Kurdistan. Un accord qui répond à la volonté du Premier ministre irakien de renforcer son emprise sur la région semi-autonome, explique “Arab Digest”.
Courrier International, le 21 juin 2024
Dans le contexte des grandes mutations que traverse le Moyen-Orient, l’évolution des relations turco-irakiennes est passée au second plan. Mais de récentes initiatives n’en sont pas moins spectaculaires.
Ces deux États anticipent le retrait des troupes américaines [du territoire irakien] et, désormais, leurs intérêts convergent davantage, la Turquie cherchant à exercer une plus grande influence à Bagdad.
Ankara a pris une série d’engagements au plus haut niveau depuis le début de l’année, dans des domaines aussi divers que les investissements dans les infrastructures, la gestion de l’eau et la sécurité aux frontières. Même si ces nouvelles politiques n’ont pas encore produit de résultats importants, tout indique qu’elles vont s’inscrire dans la durée.
À la fin d’avril, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est rendu à Bagdad et a rencontré le Premier ministre irakien, Mohammed Chia Al-Soudani. C’était la première visite d’Erdogan depuis 2011.
Ce sommet bilatéral visait à traiter de questions remontant aussi loin que le coup d’État de 1958, qui avait porté au pouvoir un régime baasiste socialiste à Bagdad.
Accord sur l’eau
Un accord essentiel porte sur la gestion de l’eau. Les deux principaux fleuves d’Irak, le Tigre et l’Euphrate, prennent leur source en Turquie. Or, au cours des cinquante dernières années, le voisin du Nord a construit une série de barrages hydroélectriques qui ont réduit les ressources hydriques en aval.
Ankara a aussi fermé à plusieurs reprises le robinet pour des raisons politiques, comme lorsque Saddam Hussein a envahi le Koweït, en 1990.
La maîtrise turque sur la gestion de l’eau des deux fleuves a contribué au climat d’insécurité en Irak, les Nations unies ayant désigné le pays comme l’un des cinq les plus touchés par le dérèglement climatique dans le monde.
Aujourd’hui, avec le nouvel accord-cadre de coopération sur l’eau, les deux parties s’engagent à répartir équitablement l’utilisation de l’eau de part et d’autre de la frontière, et à collaborer sur des projets visant à améliorer la gestion de l’eau et l’irrigation.
Cela devrait donner aux Irakiens un répit dont ils ont cruellement besoin, le pays étant frappé par la hausse des températures, et faire bénéficier l’agro-industrie du pays de nouvelles techniques et d’investissements.
Lutte contre le PKK
En échange de l’accord sur l’eau, Erdogan a demandé à l’Irak de l’aider à déloger le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de ses campements des montagnes du nord de l’Irak.
Avant la visite du président turc, le Conseil national de sécurité irakien a interdit le PKK. La Turquie a également demandé à Al-Soudani d’arrêter d’envoyer de l’argent, via les Unités de mobilisation populaire d’Irak [Hachd Al-Chaabi en arabe, alliance paramilitaire chiite pro-Iran créée pour lutter contre Daech, aujourd’hui intégrée au sein des forces armées irakiennes], aux Unités de résistance de Sinjar, liées au PKK, qui opèrent le long de la frontière turque.
Tandis qu’Erdogan appelle à une incursion militaire imminente et “finale” contre le PKK, Bagdad pourrait décider de fermer les yeux sur la violation de sa souveraineté, alors même que le conflit aurait lieu sur son propre territoire.
Projets économiques
Alors que l’Irak tente de panser les plaies de sa violente histoire récente, Al-Soudani mène une stratégie de capitalisme d’État, dans le plus pur style des mégaprojets d’Erdogan, en vue de rétablir la stabilité.
Cela a abouti au projet Development Road, un réseau routier et ferroviaire transfrontalier extrêmement ambitieux, qui va raccorder le port d’Al-Faw, dans le golfe Arabo-Persique [port dont la construction doit s’achever en 2025], et la Méditerranée turque.
En dépit d’autres rivalités géopolitiques, cela représenterait un changement de paradigme pour l’Irak, susceptible de relancer considérablement le développement et l’emploi, une nécessité pour le pays.
À l’heure où l’Irak et la Turquie s’efforcent de résoudre leurs tensions, ce réseau de transport améliorerait l’interdépendance économique entre les deux pays. Au cours de sa visite, Erdogan a promis d’investir dans le projet, ce qui permettrait à Al-Soudani de présenter un bilan favorable lors des élections législatives de l’année prochaine.
Ramener le Kurdistan dans le giron de Bagdad
Bagdad et Ankara soutiennent la politique de renforcement de l’État fédéral menée par le gouvernement Al-Soudani, afin de remédier à la fragmentation qui s’est produite dans l’après-Saddam Hussein.
Le projet Development Road contourne actuellement les zones contrôlées par le gouvernement régional du Kurdistan [KRG], ce qui pourrait traduire la volonté d’affaiblir la région autonome kurde.
Dans le même ordre d’idées, l’oléoduc Irak-Turquie est fermé depuis mars 2023, date à laquelle Bagdad a déposé plainte contre la Turquie auprès de la Chambre de commerce internationale en vue d’empêcher le KRG d’exporter du pétrole, indépendamment de l’État central.
Erdogan va soutenir Al-Soudani dans sa politique visant à ramener la région du Kurdistan de plus en plus sous son contrôle. Cependant, après sa visite à Bagdad, le président turc s’est rendu à Erbil [capitale du Kurdistan irakien] afin de resserrer encore les liens avec certains dirigeants kurdes, en particulier ceux du Parti démocratique du Kurdistan [d’Irak, qui dirige le gouvernement régional], désormais isolé.
L’Irak, médiateur entre la Turquie et la Syrie
Dans un tel contexte, le renouveau des relations turco-irakiennes continue à porter ses fruits, dans le cadre des efforts régionaux de résolution des problèmes locaux.
Début juin, Al-Soudani a déclaré aux médias turcs qu’il participait à la tentative de réconciliation entre la Turquie et la Syrie. Erdogan a beaucoup critiqué le président Bachar El-Assad par le passé, soutenant les mouvements d’opposition armés et occupant [toujours] certaines zones du nord de la Syrie. Mais en 2022, il a annoncé qu’il ne cherchait plus à obtenir le renversement d’Assad.
Même s’il n’y a pas eu d’avancées importantes depuis lors, la médiation d’Al-Soudani entre Erdogan et Assad intervient après que l’Irak a organisé avec succès une série de réunions entre l’Arabie saoudite et Téhéran, ce qui a abouti à la reprise de leurs relations diplomatiques l’année dernière.
Pour ce qui est de la détente entre Ankara et Damas, le Premier ministre irakien espère soigner son image de médiateur régional honnête. “Si Dieu le veut, nous obtiendrons bientôt des avancées dans ce domaine”, a déclaré Al-Soudani [dans une interview sur une chaîne turque].