Orhan Pamuk et son Musée de l’Innocence à Istanbul – Shadi Ganji / COURRIER INTERNATIONAL

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À l’image de toute l’œuvre du célèbre écrivain turc, son roman “Le Musée de l’innocence” est une ode à sa ville, comme le musée du même nom qu’il a ouvert en 2012. Constitué de souvenirs collectés par Orhan Pamuk lui-même, le lieu “brouille les limites entre la réalité et la fiction”, selon cette voyageuse iranienne.

Courrier International, le 8 juin 2024, par Shadi Ganji

[Cet article signé par Shadi Ganji est à retrouver dans le hors-série “Villes, tout ce qui vibre”, du Courrier International, chez les marchands de journaux et sur le site]

« ESCAPADE Après avoir tourné la dernière page du livre Le Musée de l’innocence [traduit en français chez Gallimard], de l’écrivain turc Orhan Pamuk, j’ai été prise d’une irrésistible envie d’aller à Istanbul. Sans hésiter, j’ai annulé tous mes rendez-vous et j’ai fait ma valise. Quelques heures plus tard, je suis montée à bord d’un autocar pour me transporter de Téhéran à Istanbul.

Arrivée sur place, je loue une chambre dans la rue Çukurcuma du quartier Beyoglu [là où se déroule l’essentiel du roman. Et là aussi où Orhan Pamuk a créé un musée du même nom]. Chaque fois que je sors, je passe devant ce fameux musée.

Dans un premier temps, je visite la ville. Chaque jour, j’en parcours un bout. Je vais voir le Bosphore, le quartier Nisantasi, la Corne d’Or, des restaurants, des mosquées et d’autres lieux évoqués dans les romans d’Orhan Pamuk, lui-même né en 1952 dans une grande famille aisée stambouliote. Cette ville d’Istanbul est présente dans tous ses livres.

Des livres traduits en plus de 55 langues

Jusqu’à l’âge de 22 ans, il s’adonnait sérieusement à la peinture et était convaincu qu’il allait en faire son métier. Mais en troisième année d’études d’architecture, il a quitté l’université pour choisir une voie qui n’avait plus rien à voir avec le dessin, à savoir l’écriture. “Quand je regarde ma vie, je vois un homme assis à une table qui écrit constamment, dans les moments de tristesse comme de bonheur”, dit-il à ce propos.

Bien qu’ayant obtenu des prix pour son premier livre, Cevdet Bey et ses fils, il a dû chercher un éditeur pendant quatre années [avant que ce roman soit finalement publié en 1982 en Turquie, ainsi qu’en traduction française en 2015 aux éditions Gallimard]. Par la suite, le succès lui a souri. Ses livres ont été traduits en plus de 55 langues et ont remporté de nombreux prix.

J’ai fait sa connaissance en 2006, au moment où il a obtenu le prix Nobel de littérature. Mais les autorités turques se sont bien gardées de le féliciter, probablement parce qu’il avait dit, dans un entretien de 2005 : “Un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués en Turquie. Personne n’ose en parler, c’est pour cela que les nationalistes me détestent.”

Un amour impossible

L’histoire du Musée de l’innocence commence en mai 1975. Le héros du livre, Kémal, trentenaire, est fiancé à une femme qui est jeune, belle, riche et bien éduquée. Mais il en aime une autre, à savoir Füsun. Il en néglige sa fiancée, son travail et jusqu’à sa famille tout entière. Malgré tout, il perd Füsun de vue. Pour combler son absence, il chérit des objets qui lui ont appartenu, tels que des mégots de cigarette.

Le livre tourne autour de cet amour impossible, mais en réalité ce n’est que le piment d’une histoire dont le personnage principal est Istanbul. Ses habitants, ses rues, ses quartiers, son histoire percent entre toutes les lignes.

Cela aboutit, en 2012, à l’ouverture d’un musée dans la rue Çukurcuma du quartier Beyoglu. D’habitude, un musée expose des objets rares, précieux ou historiques. Celui-ci n’expose que des souvenirs de l’Istanbul de la deuxième moitié du XXᵉ siècle.

C’est Orhan Pamuk qui, entre deux pages d’écriture, les a chinés avec obstination dans les maisons d’amis et de proches, lors de ventes aux enchères ou chez des brocanteurs, pour créer un lieu qui brouille les limites entre la réalité et la fiction.

La valeur de ces objets réside dans leur force d’évocation de l’amour entre Kémal et Füsun. Pour comprendre la signification de la montre posée à côté d’un verre de raki, le visiteur doit avoir lu le livre.

Dans le roman, après avoir perdu de vue la femme qu’il aimait, le personnage principal, Kémal, chérit des objets qui lui ont appartenu, comme des mégots de cigarette.
Dans le roman, après avoir perdu de vue la femme qu’il aimait, le personnage principal, Kémal, chérit des objets qui lui ont appartenu, comme des mégots de cigarette. PHOTO IMAGO/ALAMY/PHOTO12

La spirale du temps

C’est donc au dernier jour de mon voyage que je descends la rue Çukurcuma, une artère pentue qui rappelle les descriptions des inondations dans le roman. Elle est bordée de brocanteurs, avec des centaines d’objets qui chacun pourraient faire l’objet d’un livre. Sauf qu’il faut une personnalité telle qu’Orhan Pamuk pour leur donner vie par l’écriture.

Je m’arrête devant ce fameux musée, je me tourne vers le petit guichet, j’achète un billet et j’en franchis le seuil. Le bâtiment a quatre étages, divisés en sections consacrées à chacun des 83 chapitres du roman.

La première chose qui attire l’attention est la spirale du temps dessinée sur le sol, qui relie tous les objets du musée. Le rez-de-chaussée représente la dernière maison dans laquelle vécut Füsun. À droite sont déposés 4 213 mégots de cigarettes, chacun traduisant l’humeur de Füsun à un moment donné. Certains sont violemment écrasés, certains sont fumés jusqu’au bout et d’autres au contraire à moitié seulement parce que Füsun devait être pressée. D’autres encore portent des traces de rouge à lèvres.

Sur des écrans défilent des vidéos montrant les mains de Füsun, occupées à différentes tâches, ce qui rappelle le mélange d’émoi et de tristesse que ces mêmes mains suscitèrent chez Kémal.

Dessins et manuscrits

Le visiteur doit ensuite monter par un étroit escalier en bois pour atteindre le premier étage. Là, il entend les voix d’Istanbul qui forment le fond sonore de la vie des habitants. Dans un coin, les boucles d’oreilles de Füsun sont accrochées à un petit rideau qui bouge gentiment dans la brise d’une fenêtre ouverte.

Puis il y a des photos de femmes dont le visage est barré d’un trait noir. Ce sont des images telles que les journaux turcs en publiaient dans les années 1960 et 1970, pour indiquer qu’il s’agissait de filles de joie ou de victimes de viols. C’était à une époque où Istanbul était en train de passer d’un mode de vie traditionnel à celui d’une ville moderne.

Il y a également des cartes que Kémal dessinait après sa première séparation d’avec Füsun. Il y marquait les rues du quartier de Besiktas où il s’interdisait de passer parce qu’il s’y sentait gagné par un étrange malaise. Cela commençait dans le bas-ventre pour s’étendre à tous ses membres. Des écrans montrent le cheminement de cette douleur dans le corps de Kémal, qui ressemble aux affres que seuls peuvent connaître ceux qui ont aimé.

Ma partie préférée se trouve au dernier étage, où Kémal vécut de 2000 à 2007, après avoir acheté la maison à la mère de Füsun. Sur les murs sont exposés des manuscrits d’Orhan Pamuk, concernant la vie de Kémal et de Füsun, à côté de dessins de Kémal pour l’aménagement du musée.

Le point final du musée est un siège où l’on peut se poser et qui est ce même siège dont Kémal disait qu’il fallait s’y asseoir pour écrire ceci : “Que tout le monde le sache : j’ai mené une vie très heureuse.”

Shadi Ganji

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