Mehmet Siddik Akis, élu à Hakkari, a été condamné à dix-neuf ans et six mois de prison pour « appartenance à une organisation armée terroriste » et remplacé par le gouverneur local. DEM, le parti de gauche pro-kurde, parle de « coup d’Etat ».
Le Monde, le 8 juin 2024, par Nicolas Bourcier
Les manifestations n’ont pas cessé, malgré les interdictions. A Istanbul, Ankara et un peu partout dans le sud-est de la Turquie, des rassemblements à l’appel du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM) se sont tenus ces derniers jours pour protester contre la destitution, lundi 3 juin, de Mehmet Siddik Akis, 53 ans, maire élu de la formation de gauche pro-kurde en mars à Hakkari, une ville proche de la frontière irakienne et de l’Iran. Arrêté par la police, l’édile a été condamné, mercredi, à dix-neuf ans et six mois de prison pour « appartenance à une organisation armée terroriste » et remplacé par le gouverneur local. Une sentence qualifiée de « coup d’Etat » par son parti.
Sur place, où plusieurs échauffourées ont éclaté, la coprésidente du DEM, Tülay Hatimogullari, venue de la capitale, a déclaré, dans une atmosphère tendue, que « la présidence et le pouvoir judiciaire ont désormais déclaré la guerre au peuple tout entier », dénonçant le fait que « même nos coprésidents et nos députés ont été empêchés de marcher ». Sur un ton grave, elle a tenu à préciser que « des soldats ont été acheminés là où la police était peu présente ».
Mercredi, s’exprimant pour la première fois sur le sujet, le président Recep Tayyip Erdogan a affirmé « que personne ne devait être gêné par le verdict à Hakkari, la justice a décidé selon la loi », soulignant que « cela ne servait à rien d’attaquer à droite et à gauche avec des pancartes à la main ». Une allusion aux altercations qui ont éclaté, la veille au soir, au sein de l’Assemblée nationale turque, opposant les députés de la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), à ceux du DEM. Ce parti, troisième force au Parlement, est régulièrement accusé par le gouvernement de liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), groupe armé considéré comme terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux, ce qu’il dément.
« Attaque contre le peuple et la démocratie »
Devant la presse, le chef de l’Etat avait ajouté, plus menaçant : « Aucun pays démocratique au monde ne tolérerait que des terroristes sanguinaires venus des montagnes infiltrent les municipalités en creusant des tunnels. Si vos candidats ne se sont pas livrés ou n’ont participé à aucune action illégitime ou illégale avant le 31 mars, nous n’avons rien à leur dire, mais s’ils ont mené des activités illégales, nous devons appliquer les lois et nous le ferons. » Et puis ceci : « Hakkari est la première étape. »
La mise en garde a été reprise à la lettre, vendredi 7 juin, par le ministre de la justice Yilmaz Tunç. En déplacement dans la ville de Bolu, celui-ci a déclaré que des enquêtes ont été ouvertes à l’encontre de la mairie de Tatvan, une autre des 78 municipalités remportées par le HDP (l’ancien nom du DEM) aux dernières municipales.
Devant le Parlement à Ankara, les députés DEM ont tenu, jeudi, une conférence de presse pour protester contre le remplacement du maire de Hakkari par un administrateur de l’Etat, un kayyum, depuis son arrestation. « Les élections ont eu lieu le 31 mars et le gouvernement lui-même a mis l’accent sur une nouvelle ère, a rappelé Gülistan Kiliç Koçyigit, la vice-présidente du groupe parlementaire DEM. Ils prétendaient avoir reçu les messages des électeurs, mais ce n’est clairement pas le cas. Ils ont lancé une nouvelle attaque contre le peuple, les urnes et la démocratie. »
Des édiles déchus
Des représentants du parti ont organisé une manifestation simultanée à Istanbul. Une large banderole a été accrochée sur un des ponts du Bosphore. Le Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation d’opposition, a exprimé son soutien au maire destitué et envoyé une délégation de deux députés à Hakkari. A Van, l’un des représentants du syndicat Kesk a dénoncé le « deux poids, deux mesures », rappelant qu’à Antalya ladestitution récente du maire a entraîné la désignation d’un remplaçant par le conseil municipal, et « non pas une nomination imposée par le ministre de l’intérieur ».
De fait, l’éviction du maire de Hakkari est la première d’un élu local pro-kurde depuis les élections municipales de mars, à l’issue desquelles l’AKP a enregistré son revers le plus cuisant depuis son arrivée au pouvoir il y a vingt-deux ans. A partir de 2015, année de la reprise de la guerre contre le mouvement kurde, et après les municipales de 2019, la quasi-totalité des édiles du parti pro-kurde (143 sur 167) , élus démocratiquement lors des deux précédents scrutins, ont été déchus, le plus souvent arrêtés, parfois jugés et condamnés. Les bâtiments municipaux, eux, ont été réquisitionnés par l’Etat. Autant de coups de force justifiés, de façon répétée, par Ankara en raison des liens supposés entre les élus et le PKK.
Encore à Van, au lendemain de ce scrutin du 31 mars, la commission électorale avait tenté d’invalider le vote au profit du candidat AKP, arrivé près de 30 points derrière le DEM. La décision avait provoqué, déjà, un vent de colère et des dizaines de milliers de personnes étaient descendues dans la rue, les 1er et 2 avril. La mobilisation se propageant rapidement dans tout le Sud-Est, les autorités avaient reculé et finalement validé l’élection.