Selon un journaliste d’investigation turc qui a épluché les registres, des associations proches d’Erdogan ont largement bénéficié du programme Erasmus.
Le Point, le 1 juin 2024, par Guillaume Perrier
N’est-il pas temps pour l’Occident de décider de quel côté il se range ? » La question est posée par Can Dündar, célèbre journaliste turc menacé par Erdogan et qui vit en exil en Allemagne, au sujet de son pays natal. Condamné en Turquie, in absentia, à vingt-sept ans de prison pour « espionnage », le journaliste dénonce la double hypocrisie qui caractérise les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Et, pour lui, la révélation d’un nouveau scandale d’attribution de fonds européens à des organisations islamistes turques proches de la famille du président Recep Tayyip Erdogan en est une nouvelle illustration.
Mi-mai, un autre journaliste turc, lui aussi forcé à l’exil, Metin Cihan, a publié une enquête sur les attributions de fonds européens à des organisations turques démontrant que les structures pro-Erdogan parvenaient à en capter une bonne partie. Ces révélations ont suscité une levée de boucliers chez les démocrates turcs. Mais très peu de réactions du côté européen, à quelques jours, pourtant, des élections européennes.
Des structures pro-régime et anti-européennes
Le journaliste, soutenu par le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, à Leipzig (Allemagne), constate que l’argent européen attribué à la Turquie, pays candidat à l’Union dont les négociations d’adhésion ont été lancées en 2005, bénéficie à des structures pro-régime et anti-européennes telles que la chaîne de radio et de télévision publique TRT, le think tank Seta, l’organisation humanitaire islamiste IHH, les fondations Tugva, Tûrgev ou encore la fédération des lycées d’enseignement coranique de Turquie…
La TRT a, par exemple, été gratifiée de 400 000 euros. Il y a quelques mois, la chaîne d’État a produit une série documentaire, intitulée Les Vraies Couleurs, dans le but de « lutter contre la théorie du genre » et « la propagande du lobby LGBT ». Ses différents canaux répercutent fidèlement les orientations idéologiques décidées à la présidence turque. Et, lors des dernières élections municipales, le 31 mars, le temps de parole d’Erdogan sur les antennes de la TRT a été 78 fois plus important que celui de ses principaux opposants !
La Fondation pour la jeunesse de Turquie (Tugva), dirigée par Bilal Erdogan, le fils du président, a reçu pas moins de 700 000 euros de fonds du programme Erasmus, pour 16 projets, depuis 2020. S’ajoutent à cela quatre projets financés par le programme European Solidarity Corps de la Commission européenne depuis 2021. Tugva organise des « camps d’action » où les jeunes participants sont embrigadés et incités à « faire le djihad ». Ironie du sort, c’est déjà à cause de révélations sur cette organisation islamiste et ses ramifications au sein de l’État turc que Metin Cihan a été contraint de fuir la Turquie. Il était sous la menace de six ans de prison.
Les rapports hautement controversés de la Seta
La fédération turque d’ethnosport, qui promeut les sports traditionnels, également dirigée par Bilal Erdogan, a quant à elle reçu 500 000 euros. La fondation Seta, un centre « de réflexion » créé par Ibrahim Kalin, l’actuel dirigeant des services de renseignements turcs (MIT), s’est vu attribuer 291 000 euros de financement pour deux projets lancés au début de l’année 2024.
Organisant des conférences et des événements pour donner un cachet scientifique aux positions officielles du gouvernement turc, la Seta publie des rapports hautement controversés. « À travers des événements et des publications, la Seta s’efforce d’intégrer les points de vue officiels dans le discours social d’autres pays européens. En 2019, la Seta a publié deux rapports en turc qui ont servi à faire pression sur les opposants au gouvernement turc » exilés en Europe, a précisé le gouvernement fédéral allemand dans une réponse à une question parlementaire du FDP (Parti libéral-démocrate), en 2020. Ces rapports dressaient la liste des journalistes critiques du régime qui s’étaient réfugiés en Allemagne, les désignant comme des cibles du pouvoir.
Cette situation a de quoi embarrasser les responsables turcs comme les dirigeants européens. Dündar dénonce à la fois l’hypocrisie du pouvoir à Ankara et de « ceux qui, en Turquie, accusent les bénéficiaires de ces fonds occidentaux d’être des traîtres » tout en essayant eux-mêmes d’en tirer profit. Ces dernières années, le financement en provenance d’un pays européen pouvait valoir à une organisation d’être accusée de comploter contre le gouvernement turc.
Mais le journaliste turc épingle également l’hypocrisie de « certaines fondations étrangères censées soutenir la lutte pour la démocratie » et qui favorisent leur marginalisation. La députée allemande d’origine turque Gökay Akbulut (parti Die Linke) a réclamé la fin de ce soutien européen à des organisations turques antidémocratiques.