Alors que le président turc ne cesse d’inciter ses compatriotes à faire de nombreux enfants, le taux de natalité n’a cessé de baisser au cours de ses vingt-deux années au pouvoir. En 2023, il s’est établi à 1,51 enfant par femme, un record. Et “une catastrophe” pour Recep Tayyip Erdogan.
Courrier International, le 31 mai 2024
“Faites au moins trois enfants !” Cette recommandation, qui prend parfois la forme d’une injonction, le président islamo-nationaliste de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, n’a cessé de la répéter lors de ses rencontres avec la jeunesse turque ou de ses multiples discours à la nation, avec l’idée que la démographie est une arme qui renforce le poids économique et géopolitique d’un pays.
Mais, au long de ses vingt-deux ans de pouvoir, les Turcs ont, semble-t-il, fait la sourde oreille. Au grand dam d’Erdogan, le taux de natalité n’a cessé de baisser depuis 2001, jusqu’à atteindre un plus-bas historique, selon l’Office national de la statistique en Turquie (Tüik).
Alors qu’il s’établissait à 6,38 enfants en moyenne en 1960 et à 2,38 en 2001, le nombre moyen d’enfants par femme est tombé à 1,51 pour l’année 2023 [contre 1,68 en France pour la même année], un chiffre bien inférieur au seuil de 2,1 enfants nécessaire pour assurer le renouvellement naturel de la population.
Le coupable désigné : l’Eurovision
“C’est une catastrophe, un danger existentiel pour la Turquie”, s’est ému publiquement le président turc, le 20 mai, à la suite de la publication des chiffres officiels, rapporte l’hebdomadaire Gazete Oksijen.
Il a tout de suite désigné un coupable : l’Eurovision. La victoire d’un artiste suisse, Nemo, portant une jupe sur scène illustrerait, selon le dirigeant islamo-nationaliste, l’activité de nombreux “chevaux de Troie” venus de l’étranger et visant à “dégenrer” la jeunesse turque et à l’inciter à ne pas se reproduire.
La BBC Türkçe s’est, de son côté, entretenue avec des spécialistes de la question et propose d’autres explications au phénomène, notamment économiques. Le pays a été confronté ces dernières années à une crise économique et monétaire qui a précipité de nombreuses familles dans la pauvreté. “Le manque de moyens économiques et la peur du lendemain peuvent inciter les gens à renoncer à avoir des enfants, ou à reporter cette décision à plus tard”, précise ainsi la démographe Selin Köksal.
De fortes disparités régionales
L’accès à l’éducation et à la contraception pousse aussi les femmes à planifier les naissances, et la majorité d’entre elles font désormais le choix de n’avoir qu’un ou deux enfants, ajoute le démographe Alanur Çavlin.
La tendance à la baisse de la natalité s’étend à l’ensemble du pays, même si des différences nettes perdurent entre l’ouest du pays, plus développé économiquement, et l’est, en particulier les régions à majorité kurde. Ainsi, si le nombre moyen de naissances par femme s’élève à 1,2 dans des villes comme Istanbul ou Ankara, il est de 2,72 à Sirnak, à la frontière irakienne, ou de 2,4 à Mardin, à la frontière syrienne.
Une situation qui alarme le quotidien d’opposition conservateur Karar. Lequel s’inquiète aussi de l’arrivée de migrants et de réfugiés dans le pays : “Le nombre de Turcs en Turquie est en train de s’effondrer, comment peut-on se dire nationaliste et tolérer cela ? Comment la situation a-t-elle pu se dégrader si vite sous la présidence Erdogan ?” s’indigne un éditorialiste.
La France, un exemple à suivre ?
Plutôt que d’accuser l’augmentation des divorces, de parler de “complot contre la famille” ou de “LGBTIsation” de la société, le pouvoir turc ferait bien de s’inspirer de la France s’il veut inverser la tendance, estime la sociologue Ilknur Yüksel Kaptanoglu, interrogée par le média en ligne Bianet : “La France est le pays en Europe qui a le taux de fécondité le plus élevé, notamment car elle permet aux femmes qui souhaitent avoir des enfants de continuer à travailler en leur proposant des solutions […] de garde d’enfants”, quasi inexistantes en Turquie, souligne la chercheuse.
Alors que 65 % de la population turque a aujourd’hui moins de 40 ans et seulement 12 % plus de 65 ans [contre 22 % en France], la question de l’anticipation du vieillissement massif de la population se pose, explique le quotidien Birgün. Il n’existe pas de maisons de retraite, ni de système d’aide à domicile subventionnée pour les personnes âgées.
La croissance économique, longtemps portée par les chantiers d’infrastructures nécessaires pour faire face à l’augmentation de la population, devrait désormais s’orienter vers la technologie, à condition que l’État prenne les mesures appropriées, estime le quotidien. Une chose est sûre : “Dans sa vaine colère, Erdogan, qui ne fait que répéter ses injonctions à faire trois enfants, se bat désormais contre des moulins à vent.”