Depuis 1995, des femmes proches de sympathisants prokurdes ou de gauche disparus, parfois depuis trente voire quarante ans, bravent les interdictions et les arrestations et se réunissent toutes les semaines à Istanbul pour demander vérité et justice.
Courrier International, le 29 mai 2024
C’est un triste anniversaire qui s’est tenu samedi 25 mai sur l’avenue Istiklal, la plus fréquentée des rues d’Istanbul. Il s’agissait de la millième semaine de mobilisation des “Mères du samedi”, ces familles qui demandent depuis 1995 que leur soient rendus les corps de leurs proches enlevés et assassinés par les forces de sécurité dans le cadre de la guerre entre l’État turc et la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Dans les années 1980 et 1990, de nombreux défenseurs des droits de l’homme, journalistes, militants de gauche ou de la cause kurde ont disparu à travers le pays à la suite d’une arrestation dans la rue ou d’une convocation au commissariat, retrace le média d’opposition en ligne Muhalif.
Prenant exemple sur le mouvement des “Mères de la place de Mai”, qui se rassemblaient dans les années 1970 pour demander la vérité sur la disparition de leurs proches sous la dictature en Argentine, des mères se rassemblent tous les samedis à midi sur la petite place qui jouxte le lycée francophone Galatasaray, avenue d’Istiklal.
En 1998, face à la répression des forces de police qui interviennent toutes les semaines pour empêcher les rassemblements, le mouvement est suspendu. Ce n’est qu’en 2009 que les familles peuvent de nouveau se rassembler sur la place, jusqu’à ce que son accès leur soit une fois de plus interdit depuis 2018.
Faute de pouvoir se réunir dans cet endroit symbolique de leur lutte, les familles se rassemblent depuis devant les locaux de l’Association des droits de l’homme d’Istanbul, bravant parfois l’interdiction pour tenter de gagner la place, où elles sont immédiatement arrêtées et placées en garde à vue.
“Ma mère tous les samedis”
Exceptionnellement, cette fois, les autorités ont laissé les familles et leurs soutiens se rassembler, se félicite Muhalif, qui souligne néanmoins que l’objectif du mouvement n’est pas d’occuper la place de manière hebdomadaire mais bien de se faire restituer les corps des disparus et de pouvoir poursuivre les meurtriers en justice
Pour l’occasion, Teoman, célèbre chanteur de rock turc, a repris la chanson Ma mère tous les samedis, écrite à l’origine par le collectif musical de gauche radicale Bandista.
Ridvan Karakoç, alors recherché par la police, a disparu le 15 février 1995, raconte son frère Hasan au quotidien de gauche Evrensel. Son corps a pu être retrouvé, mais ses assassins restent inconnus.
“J’ai eu la chance de retrouver le corps de mon frère, qu’ils ont voulu faire disparaître dans une fosse commune. J’ai une tombe à fleurir, mais les autres familles n’ont pas cette chance. S’il le faut, nous viendrons encore ici pendant mille ans jusqu’à ce que le dernier corps soit rendu.”
Ce serait sans doute le cas, si elle le pouvait, d’Emine Senyasar, à qui le média en ligne prokurde Arti Gerçek consacre un article. Cela fait cent douze jours, avec de nombreuses arrestations, qu’elle manifeste devant le ministère de la Justice pour demander réparation pour son mari et ses deux fils, tués le 14 juin 2018 à Suruç, dans l’est du pays, par les gardes du corps et la famille d’un ancien député de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan, lors d’une dispute pendant une distribution de tracts électoraux.
“Cette semaine, il y avait du monde pour les soutenir, mais la semaine prochaine ? Et celle d’après ? s’interroge dans le média en ligne Gazete Duvar le journaliste Serdar Korucu, auteur d’un récent livre de témoignages sur le sujet. Nous avons tous une dette collective envers ces mères. Sans leur combat, ce ne serait pas des centaines mais des milliers de disparus que nous devrions pleurer. Elles ont permis de rendre la Turquie un peu moins sombre qu’elle ne l’a été.”
Le leader kurde Selahattin Demirtas, emprisonné depuis 2016 et récemment condamné à quarante-deux ans de détention, a, depuis sa prison, adressé une lettre de soutien au mouvement : “Même derrière les barreaux, nous sommes à vos côtés et aux côtés de toutes les mères qui souffrent, et nous ne cesserons jamais de nous montrer dignes de votre combat, de lutter pour la paix pour les Turcs et les Kurdes et pour la liberté”, a-t-il écrit, rapporte le média en ligne T24.
Place Galatasaray, les policiers ont réinstallé les barrières après le départ des familles, sans annoncer si les réunions hebdomadaires y seront de nouveau autorisées. La précédente tentative de rassemblement des familles et des défenseurs des droits de l’homme, en octobre 2023, s’était soldée par l’arrestation de tous les participants.