Fuyant la guerre et le régime de Damas, des dizaines de milliers d’exilés tentent de gagner leur vie en travaillant dans les champs, en proie à l’exploitation et à la misère.
Le Monde, le 28 mai 2024, par Nicolas Bourcier
A Gaziantep, dans ce Sud profond turc, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière syrienne, la saison de l’ail et des pistaches n’a pas encore commencé. La récolte du coton est pour septembre. L’heure est au séchage des poivrons, des piments et des aubergines étendus à perte de vue sur des terres de couleurs vives, jaune, rouge et noir, flanquées de collines âprement tisonnées par un ciel de feu. Ici, sur les hauteurs de la petite ville périphérique d’Oguzeli, une petite dizaine de Syriens s’échinent sur la récolte du jour. Certains ont des gants, un couteau pour simple outil et des montagnes de cageots à remplir avant la venue de camions hors d’âge, vestiges d’une prospérité éphémère. Un monde de labeur, de sueur et de silences, entièrement livré à l’exploitation et à la misère.
Abdullah Zahra, 17 ans, venu d’Alep en 2012 pour échapper avec toute sa famille à la guerre en Syrie, a commencé à travailler dans ces champs il y a deux ans, depuis qu’il a quitté l’école, où il a très vite appris à parler le turc. « Je préfère être ici, glisse l’adolescent d’une voix basse, même si c’est dur, très dur. » Avec ses trois frères, ses parents et un oncle, Abdullah vit dans un appartement en ville. « Notre famille s’en sort plutôt bien, dit-il. La plupart des travailleurs saisonniers comme nous habitent dans des tentes plus ou moins près des serres ou des terres agricoles. »
« Jusqu’à quinze heures par jour »
Le travail commence au lever du jour et se termine au coucher, entre dix à onze heures dans les champs, sept jours sur sept, avec un jour de pause tous les quinze jours, en fonction de l’activité. Le visage marqué par la fatigue, Abdullah affirme gagner 600 livres turques par jour, l’équivalent de 17 euros, soit environ 450 euros par mois, les bons mois. A cette somme s’ajoute l’aide mensuelle octroyée aux familles syriennes par le gouvernement turc et l’Union européenne, entre 500 et 700 livres turques par personne et par enfant (entre 14 et 20 euros). « Au total, c’est peu », ose-t-il. Insuffisant, ne serait-ce que pour atteindre le salaire minimum turc (17 500 livres turques, soit un peu plus de 500 euros), qui est déjà lui-même juste en deçà du seuil de pauvreté.
« En juin, précise-t-il, nous serons plus nombreux, le travail sera plus intense, jusqu’à quinze heures par jour. » Après, il travaillera encore trois mois, selon la demande. Peut-être à Urfa, à l’est, ou dans la région de Mersin, voire peut-être àAntalya, encore plus à l’ouest, quelque part en tout cas le long de cet axe sud turc, où les terres baignées de chaleur regorgent de fruits et légumes, et consument une grande part de la main-d’œuvre saisonnière à vil prix. Les chiffres varient, mais le pays compte près de 3 millions de travailleurs agricoles saisonniers, dont moins d’un tiers est déclaré. Il y a encore une dizaine d’années, plus des trois quarts des ouvriers agricoles saisonniers étaient d’origine kurde. La donne a brutalement changé depuis l’arrivée des réfugiés syriens.
Commencée en 2011, avant de s’accentuer nettement entre 2013 et 2015, cette vague migratoire vers la Turquie a atteint un pic dans les années suivantes avec 3,6 millions de Syriens, auxquels Ankara a accordé un statut de protection temporaire, devenant leur premier pays d’accueil au monde. Ils seraient 3,2 millions aujourd’hui, un chiffre en baisse en raison des expulsions en très nette hausse depuis plus d’un an vers la Syrie, des retours dits « volontaires » et des exils clandestins vers les pays de l’espace Schengen. Autant de chiffres pour lesquels il n’existe aucune donnée vérifiable.
Moyenne d’âge de 20 ans
Très vite, dans ce Sud turc, plusieurs centaines de milliers de Syriens se sont tournés vers le travail agricole saisonnier, sans doute le secteur déjà le plus pauvre et le plus défavorisé du pays. Moins regardant en tout cas sur les conditions de travail, les cadences, la sécurité et l’emploi des mineurs. Selon une enquête de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture parue en 2023, à Ankara, la moyenne d’âge des saisonniers syriens est de 20 ans, soit quinze de moins que la moyenne habituelle de leurs collègues turcs. Un tiers est analphabète. La moitié vit dans des tentes de fortune, et certains camps temporaires ne disposent ni de salles de bains ni de toilettes. Et même quand celles-ci sont disponibles, la situation est souvent insalubre. D’après le rapport, seuls deux tiers des travailleurs ont un accès régulier à l’électricité et à l’eau. Et la moitié de leurs enfants âgés de 6 à 15 ans ne vont pas à l’école.
« Le travail saisonnier est le gros point noir de la présence syrienne en Turquie », admet un diplomate européen à Ankara, négociateur des plans d’aide aux réfugiés. Pire, la situation s’aggrave avec les effets d’une crise économique qui n’en finit pas. De nombreuses ONG telles que l’Association des travailleurs précaires (Gis-Der) n’ont cessé ces dernières années de pointer la détérioration des conditions de vie. Beaucoup ont souligné que le nombre de membres des familles de travailleurs saisonniers s’est accru pour compenser la perte de pouvoir d’achat causée par une inflation élevée. Une tendance qui laisse présager une augmentation du nombre d’enfants employés sur les champs. « A mesure que la situation s’aggrave, la pauvreté des familles oblige les enfants à travailler », souligne Özgür Hüseyin Kosu, membre du réseau de surveillance en santé et sécurité au travail ISIG.
Fin avril, une circulaire concernant les travailleurs agricoles saisonniers a été signée par le président Recep Tayyip Erdogan, la troisième depuis 2010. Celle-ci met l’accent sur les conditions sanitaires et l’accès à l’éducation des plus jeunes. Même si l’effort est jugé louable par les différents acteurs du secteur, la directive ne s’attaque pas, selon eux, aux principaux maux comme l’opacité des rémunérations par les exploitants, l’absence de contrôle réel du travail des enfants ou encore une bureaucratie dysfonctionnelle.
Le jeune Abdullah sait que les autorités d’Ankara poussent les réfugiés à retourner en Syrie, surtout depuis l’élection présidentielle de mai 2023 qui a nécessité, pour la première fois, un second tour pour reconduire M. Erdogan à la tête de l’Etat. « La crise économique, notre présence importante, on nous accuse de tous les problèmes, ce qui est injuste. En Syrie, il y a encore la guerre, elle ne s’est jamais arrêtée, le danger est partout, et pour rien au monde je n’y retournerai. Je me suis habitué ici. Mes plus jeunes frères ne parlent même plus arabe. Et puis, nous travaillons ! »
« La situation est pire en Syrie »
A Adana, l’autre grande région agricole, située à deux heures de route, les tentes bâchées s’alignent le long des routes de campagne, comme des wagons de chemin de fer hors d’usage, parfois des deux côtés de l’asphalte ou du chemin de terre, mais toujours en bordure des champs et entourées de détritus. Ali a 24 ans, trois enfants, bientôt un quatrième et le projet de s’installer ici, pour de bon. Originaire de la ville frontalière de Tall Abyad, il ne dit pas autre chose au sujet de son pays : « La situation est même pire, il n’y a aucun travail, on tue pour un rien, la corruption est partout. » Lui se verrait bien rester ici, dans sa tente. Il dit avoir de l’eau par la mairie, rien à payer surtout. « Je ne pourrai pas m’en sortir si je devais payer un appartement. » Les enfants ? « Ils ne vont pas à l’école, ils sont habitués. »
A moins de 100 mètres en ligne droite, les tentes des travailleurs saisonniers kurdes. Elles sont une vingtaine, égayées, comme partout ailleurs ici, par les cris et les rires des enfants. Trois frères attendent sous le cagnard la navette pour aller siroter un soda au marché du coin. C’est leur jour de repos. Ils ont 16, 24 et 25 ans. Izzet, Sahin et Sinan parlent d’une seule et même voix. « Tout va mal depuis leur arrivée. Les Syriens cassent les prix, acceptent de travailler une demi-heure plus tôt le matin, une demi-heure de plus le soir, plus parfois. Nous, on demande 700 livres turques la journée, même 770 livres turques pour payer le transporteur, mais là, c’est presque impossible. S’ils n’avaient pas été là, on gagnerait au moins 1 000 livres turques, un revenu un tant soit peu décent. »
Le débit est nerveux, les regards las. Tous trois disent avoir pensé à aller plus à l’ouest, vers Izmir, Manisa et même Bursa, où les conditions sont réputées être un peu moins mauvaises. « Beaucoup d’entre nous sont déjà partis, comme poussés par les Syriens. » Sahin ajoute, avant de monter dans le minibus : « Dans les champs, quand on travaille côte à côte, on leur dit de ne pas accepter un tarif aussi bas, mais ils ne nous écoutent pas. » Demain, il essaiera à nouveau.