Transports à l’arrêt, 42 000 policiers déployés, plus de 200 interpellations : le gouvernement turc a eu recours à tous les moyens pour bloquer l’accès de la place, interdite aux manifestants depuis 2013.
Le Monde, le 2 mai 2024, par Nicolas Bourcier
Rarement un tel déploiement de force aura été atteint pour un 1er-Mai à Istanbul, avec, partout, des barrières et des cordons de policiers, des contrôles, des rues fermées, des véhicules blindés déployés depuis les rives du Bosphore jusqu’à la péninsule historique de Sultanahmet. Aucun bus, métro, tramway, bateau n’a pu accéder aux quartiers centraux de Beyoglu, Fatih et Sisli. Une ville en état de siège s’est ainsi réveillée, mercredi matin, avec l’étrange ballet de dizaines et de dizaines de touristes étrangers tirant leurs valises à roulettes sur les grands axes désespérément vides, à la recherche d’un improbable taxi.
La veille, le gouverneur de la mégapole avait dressé une liste à la Prévert des axes et stations de transports publics rendus inaccessibles dès 5 h 30 du matin, obligeant plusieurs partis d’opposition et centrales syndicales à changer leurs points de rassemblement. Le ministre de l’intérieur, Ali Yerlikaya, avait annoncé, lui, le déploiement de 42 000 policiers dans la ville, soit plus du double des années précédentes, dénonçant par avance les « organisations terroristes [qui veulent] faire du 1er-Mai un champ d’action et de propagande ». Mercredi, d’après un bilan de son ministère, 210 personnes ont été interpellées, sans même avoir pu approcher la place.
Tôt, les images des premières arrestations de groupes de militants, très jeunes pour la plupart, ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Des membres de partis de gauche et d’extrême gauche qui tentaient d’atteindre Taksim, interdite d’accès aux manifestants depuis le mouvement de révolte de Gezi (du nom du parc situé sur la place) maté par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan en 2013. Le lieu aussi le plus hautement symbolique dans l’histoire sociale, syndicale et politique turque.
« La résistance est partout ! »
En 1977, la traditionnelle manifestation du 1er-Mai à Taksim s’était terminée dans un bain de sang. Des coups de feu tirés depuis plusieurs immeubles avaient été suivis d’un mouvement de panique, qui s’était soldé par 34 morts et 136 blessés. A l’issue de cette tragédie, les manifestations ont été systématiquement interdites sur cette place pendant plus de trois décennies.
C’est là précisément que les organisations syndicales et partis d’opposition, dont le Parti républicain du peuple (CHP), ont appelé ces derniers jours à marcher. Galvanisées par la victoire aux élections municipales du 31 mars, qui se sont achevées pour la première fois par un revers majeur pour la coalition islamo-nationaliste au pouvoir, les formations opposées à la politique du gouvernement d’Erdogan avaient à cœur de marquer ce jour de leur empreinte. Une marche, selon les communiqués, contre la « pauvreté et la faim » et la mise en place d’« une autre politique pour sortir le pays de la crise et de son autoritarisme ». En vain.
Le président du CHP, Özgür Özel, ainsi que le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, largement réélu au dernier scrutin, qui avaient appelé au rassemblement devant la municipalité, à Saraçhane, ont été empêchés d’avancer. Des échauffourées ont eu lieu lorsque des groupes de manifestants ont tenté de forcer l’impressionnant cordon de policiers et de camions à eau déployés sur l’axe en direction de la place iconique. « Vous ne pouvez pas nous priver de Taksim ! », « Taksim, c’est partout, la résistance est partout ! », criaient les manifestants, avant de battre en retraite.
Devant les journalistes, Özgür Özel a affirmé que « le fait de se rapprocher de Taksim [constituait] une réussite importante ». Le responsable a promis de « ne pas abandonner et de poursuivre les efforts jusqu’à ce que Taksim soit libre », rappelant que ce même gouvernement de Recep Tayyip Erdogan s’était flatté d’avoir rouvert en 2010 − pour la première fois depuis 1977 − la place aux célébrations du 1er-Mai.
« Taksim appartient aux travailleurs »
A l’époque, sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), était même allée jusqu’à accrocher des banderoles dans plusieurs quartiers d’Istanbul proclamant « le 1er-Mai est à la fois Taksim et un jour férié ». Le premier ministre d’alors avait déclaré dès le lendemain : « Ce 1er mai 2010 restera comme un symbole concret de la transformation de la Turquie, de la manière dont elle s’est rendue plus mature et comment elle a brisé le tabou et évacué les peurs. » Les manifestations seront autorisées pendant trois ans, jusqu’au soulèvement de Gezi.
Mercredi, s’adressant aux policiers, Özgür Özel a ajouté, avant de quitter les lieux : « Taksim appartient aux travailleurs, qui ne sont pas vos ennemis. Notre seul souhait est que ce jour soit célébré comme une fête. Nous ne voulons pas de conflit. »
La place est donc restée vide, excepté les cordons de policiers imposants et quelques rares journalistes. Au pied de la statue d’Atatürk, érigée au milieu, une couronne du drapeau palestinien a été déposée, dans la matinée, aux côtés d’une gerbe de fleurs rouge vif signée Türk Iş. Un « syndicat jaune », selon les centrales syndicales restées à bonne distance.