Après avoir perdu la région historique arménienne du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, le gouvernement d’Erevan secoue la société arménienne sur le plan symbolique. Lors d’un discours commémorant les massacres des Arméniens par les Turcs en 1915, le Premier ministre est accusé de reprendre à son compte une partie de la rhétorique d’Ankara.
Courrier International, le 26 avril 2024, par Alda Engoian
« Le Premier ministre de l’Arménie, Nikol Pachinian, appelle l’Arménie à oublier le génocide de 1915 », accuse le site russe sur le Caucase Vesti Kavkaza. Le 24 avril, jour de commémoration du 109e anniversaire du génocide de 1915-1923, qui a entraîné la mort de 1,5 million d’Arméniens au sein de l’Empire ottoman, Pachinian a proposé à ses concitoyens de « renoncer à la mémoire du passé, de reconnaître la République d’Arménie [dans ses frontières actuelles] comme leur seule patrie et de dépasser le traumatisme national pour s’assurer un avenir sans danger dans le voisinage de la Turquie et de l’Azerbaïdjan”, résume le titre.
« Le génocide des Arméniens, le Metz Yeghern [“Grand Crime” ou par extension “Grand Massacre”, en arménien], a été une tragédie nationale et un bouleversement émotionnel, un facteur déterminant de la psychologie sociale [des Arméniens] », a affirmé Pachinian dans son discours, relayé par le site News Armenia. « Cela signifie que nous communiquons et rivalisons souvent avec les autres pays et avec la communauté internationale dans un état d’accablement qui nous empêche parfois de distinguer correctement les réalités, les processus historiques et les perspectives », a-t-il poursuivi, en référence au conflit qui a mené à la perte du Haut-Karabagh en 2023 au profit de l’Azerbaïdjan appuyé par la Turquie.
Faisant écho aux propos du Premier ministre arménien, le même jour, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a interpellé Erevan. Selon des propos rapportés par le site russe Gazeta.ru, il a affirmé qu’il était « nécessaire de mettre de côté les ‘souvenirs sans fondement’ et d’agir en fonction des réalités d’aujourd’hui », alors qu’un « nouvel ordre s’instaure dans le Caucase du Sud ».
“Un discours honteux”
Pour l’historien Mguer Abramian, cité par le journal arménien Golos Armenii, le discours de Nikol Pachinian est « le plus honteux jamais prononcé par un leader arménien un 24 avril » et « totalement proturc ». En effet, s’indigne-t-il, il ne contient « aucune mention du fait que le génocide a été commis par l’appareil d’État turc », il répète constamment le terme « Metz Yeghern » qui, contrairement au terme de génocide n’a pas de valeur juridique permettant de revendiquer une reconnaissance et des réparations. Et, de fait, « à aucun moment Pachinian n’évoque un quelconque processus de reconnaissance du génocide » par la Turquie.
Le 14 avril, Andranik Kotcharian, membre du parti Contrat civil et président de la commission parlementaire sur la Défense et la Sécurité, a lancé l’idée que soit dressée la liste précise des victimes du génocide, rapporte le journal arménien Hraparak. « Il faut avoir la liste complète, car il se peut qu’il y ait davantage, ou moins, de victimes que le 1,5 million communément admis », a-t-il soutenu.
Selon l’historien Souren Manoukian, directeur du musée du Génocide arménien à Erevan, interrogé par le site arménien Lurer, « l’idée d’élaborer les listes complètes est, depuis les années 1960, un des points clés de la négation du génocide par la Turquie. »
L’expert arménien Edgar Elbakian souligne, sur le site arménien Verelq, l’irréalisme d’une telle entreprise, car « souvent les Arméniens étaient tués par villages entiers dans des régions très reculées où aucun survivant n’a pu fournir de noms ». Or, pour Elbakian, « en utilisant exclusivement les archives arméniennes, ils arriveront à la conclusion que les victimes étaient tout au plus quelques dizaines de milliers ».
La presse azerbaïdjanaise aussi évoque toute cette polémique en Arménie, inimaginable il y a encore quelques années. Le site Haqqin titre « Nikol Pachinian renonce au génocide arménien » et cite Souren Manoukian, le directeur du musée du Génocide, pour qui si l’Arménie troque la notion juridiquement étayée de génocide contre l’expression « Metz Yeghern », « elle se transformera en un État négationniste du génocide des Arméniens ».