Les municipales de mars ont érodé l’aura d’invincibilité du parti présidentiel, à tel point que le chef de l’Etat a lui-même reconnu un « tournant » pour son camp.
Le Monde, le 25 avril 2024, par Nicolas Bourcier
En 2015, on avait appelé cela « le calme avant la tempête ». La formation de Recep Tayyip Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), venait d’essuyer pour la première fois depuis son accession au pouvoir, treize ans plus tôt, un sérieux revers lors des élections législatives de juin. L’AKP avait certes remporté le scrutin avec 40,9 % des voix, mais la formation islamo-nationaliste enregistrait alors un recul de près de 10 points et perdait sa majorité absolue au Parlement. Un résultat bien en deçà de l’objectif de la majorité des trois cinquièmes que s’était fixé le chef de l’Etat pour mener à bien une nouvelle réforme constitutionnelle et instaurer un régime présidentiel autour de sa personne.
« La démocratie gagne en Turquie », titrait alors un éditorial du New York Times. Le quotidien Cumhuriyet, proche de la principale formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), interpellait, lui, M. Erdogan à la une : « La voilà, ta “Nouvelle Turquie” ! »
Mais l’euphorie n’a eu qu’un temps. Après plusieurs semaines d’attente et de flottement, le président reprit la main, écarta l’idée d’un gouvernement de coalition et organisa à marche forcée de nouvelles élections, en novembre, qu’il remporta très largement. Le pays glissa dans la violence : assassinats politiques, reprise des affrontements entre le PKK et les forces de sécurité, attentats.
Moins d’une décennie plus tard, la Turquie est-elle en train de vivre un moment comparable de calme postélectoral annonciateur d’orages ? Passé la surprise, les élections municipales du 31 mars, qui ont pour la première fois relégué l’AKP derrière le CHP, ont remis M. Erdogan sur le reculoir. Son parti a perdu plus de cinq millions de voix, ses candidats ont été balayés dans les principales agglomérations du pays. Les médias étrangers et d’opposition ont parlé de gifle électorale et de revers majuscule. A Ankara, le palais présidentiel bruisse depuis trois semaines de toutes sortes de rumeurs : le chef de l’Etat serait en train d’éplucher les résultats et d’analyser les raisons de la défaite ; son entourage, nerveux et divisé, serait dans l’attente d’une décision.
« La fatigue des électeurs »
Plusieurs signes pourraient toutefois laisser croire à une issue différente. Contrairement à 2015, M. Erdogan s’est exprimé le soir même du scrutin pour dire clairement qu’il acceptait les résultats de l’élection. Autre fait marquant, le président a appelé en personne le leader du CHP, Özgür Özel, à l’occasion de la fin de l’Aïd. A un journaliste, M. Erdogan a répondu : « Notre porte est ouverte à M. Özel. Nous avons de nombreux sujets à aborder. » Le quotidien progouvernemental Sabah, plutôt habitué à recenser chaque fait et geste du chef de l’Etat, a consacré sa manchette à une interview avec le responsable du CHP, photo à l’appui. Impensable il y a quelques mois seulement, une rencontre entre les deux hommes pourrait avoir lieu la semaine prochaine.
Et puis, il y a les changements de fond. L’élection de mars a érodé l’aura d’invincibilité du parti au pouvoir. Le nombre de municipalités qu’il contrôle est passé de trente-neuf à vingt-quatre, marquant un fossé plus grand que jamais entre les administrations locales et l’hyperprésidence du chef. Des résultats certes locaux mais qui illustrent, selon le journaliste Yavuz Baydar, « des équilibres modifiés en défaveur de l’AKP ».
Cette déroute de l’AKP s’explique aussi par la crise économique dans laquelle s’englue le pays. L’écrivain et journaliste Bekir Agirdir a appelé cela « la fatigue des électeurs », confrontés à une multitude de scrutins à un moment où les difficultés s’accumulent. Depuis 2011, les Turcs votent ainsi quasiment chaque année sans que rien ne change : le coût toujours plus élevé de la vie réduit la quantité de nourriture dans les assiettes et menace le bien-être des ménages. Ces derniers mois ont montré les défaillances des mécanismes de distribution mis en place par l’AKP, de moins en moins capable de transférer des ressources vers les groupes à faibles revenus.
« Il faut rester prudent »
« A ceci s’ajoute, note encore le géographe Jean-François Pérouse, un malaise grandissant des électeurs par rapport à certaines pratiques de gouvernement jugées peu morales – abus de pouvoir, arbitraire, opacité, autoritarisme, népotisme éhonté, cumul des mandats. » Avec cette sensation d’être arrivé à une période charnière, et peut-être de bascule, depuis cette présidentielle de mai 2023, remportée par M. Erdogan, mais pour la première fois au second tour.
Selon des enquêtes, l’abstention, en hausse de 6 points au scrutin du 31 mars, s’est davantage manifestée au détriment du pouvoir en place. Le changement de direction à la tête du CHP, marqué par la mise en avant des maires d’Istanbul et d’Ankara, Ekrem Imamoglu et Mansur Yavas, a permis à l’opposition de récupérer une partie des électeurs hésitants. L’irruption dans le paysage politique du parti d’extrême droite islamiste Yeniden Refah (YRP), ex-allié de l’AKP, proche idéologiquement mais plus tranché sur les questions de pauvreté et de politique internationale, explique également la perte des voix de la coalition présidentielle.
« Les choses commencent à changer, mais il faut rester prudent quant aux prédictions sur la façon dont le pouvoir réagira à cet échec électoral, souligne Seda Demiralp, politiste à l’Université Isik d’Istanbul. Au sein de l’AKP, certains sont partisans d’une reprise en main autoritaire, d’autres refusent d’ignorer les critiques. Le parti choisira-t-il de se rapprocher de l’YRP ou continuera-t-il sur la voie de la normalisation ? Au vu de l’ampleur de la crise et du succès historique de l’opposition, il y a des raisons d’être optimiste, même si le chemin emprunté ne se fera pas sans anicroches ni pics répressifs. »
La nuit du 31 mars, le président turc avait reconnu un « tournant » pour son camp. Reste pour lui à trouver la direction.