À l’occasion de la présence en Turquie de Mathias Énard, venu présider le jury du Choix Goncourt de la Turquie, l’Institut français d’Istanbul et la librairie Minoa avaient invité, samedi 20 avril, le célèbre romancier à venir dialoguer avec l’écrivain Yiğit Bener.
Le Petit Journal, le 24 avril 2024, par Gisèle Durero-Köseoglu
L’endroit se prêtait à un échange entre deux écrivains : n’oublions pas que le Centre Culturel Minoa Pera est situé dans les bâtiments qui furent jadis ceux de l’Union française, construits en style Belle Époque, par le fameux architecte Alexandre Vallaury et il en a conservé la somptueuse façade.
Un roman hypnotique à deux trames sur la guerre
Yiğit Bener a questionné Mathias Énard sur son dernier roman, Déserter (Actes Sud, 2023), qui reprend l’un des thèmes majeurs de l’écrivain, celui de la barbarie de la guerre.
Mathias Énard compare son roman à « deux tresses réunies par un élastique ». Il mêle en effet deux fils narratifs, tout d’abord celui, à la première personne, d’un déserteur, qui fuit, dans des montagnes méditerranéennes, les atrocités de la guerre, dont certaines qu’il a commises, et tente de se reconstruire, de purifier son corps de l’horreur et de se réfugier dans la cabane de son père. Son chemin croise celui d’une femme accompagnée d’un âne borgne, qui, elle aussi, cherche à échapper aux abominations ; on comprend qu’ils appartiennent aux deux camps opposés et que l’entente sera laborieuse. La deuxième trame est le journal d’Irina, fille d’un grand mathématicien communiste d’Allemagne de l’Est, Paul Heudeber, qui avait écrit les « Les conjectures de Buchenwald » car les mathématiques, qui « étaient l’autre nom de l’espoir », lui avaient permis de survivre à la déportation. Et par une étrange ironie du sort, c’est le jour où l’on va rendre hommage à sa mémoire que se produit l’attentat du 11 septembre. Irina s’interroge aussi sur l’histoire d’amour de ses parents. Paul s’est accroché jusqu’au bout à ses convictions communistes, au point de vivre séparé de Maja, la femme qu’il aimait, passée de l’autre côté du Mur de Berlin, et à laquelle il envoie de merveilleuses lettres.
Selon Mathias Énard, l’histoire du mathématicien pose plusieurs des questions fondamentales qui ont traversé l’humanité depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Comment certains ont-ils pu croire jusqu’au bout à l’utopie du communisme ? Ou, quel est donc le lien entre la guerre et l’utopie ? « Sans utopie, c’est la guerre », répond l’écrivain. Il rappelle l’exemple de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. À cette époque, de nombreuses personnes trouvaient la guerre inévitable, et même la souhaitaient, alors que l’armée française n’y était absolument pas préparée. On connaît la suite, la débâcle française et la chute du Second Empire, le siège de Paris, la perte de l’Alsace-Lorraine qui ne reviendra à la France qu’en 1919. Mais ce désastre donne lieu à une nouvelle utopie, celle de la Commune de Paris, qui sera pourtant réprimée dans le sang. « Le désir de fraternité et d’utopie est toujours écrasé par la puissance des armées », commente l’auteur. Une autre question est celle de savoir pourquoi l’homme choisit la guerre : « On se croyait dans le progrès et on s’est retrouvé dans les tranchées ». Le romancier avoue qu’il entretenait le « secret espoir que le XXIe verrait une sorte de paix. » Mais ses aspirations ont été fauchées par l’actualité des deux dernières années, puisqu’il avait commencé à écrire l’histoire du mathématicien lorsque l’Ukraine a été envahie. Pourquoi est-il « plus facile de faire la guerre que la paix » ? se demande-t-il. Mathias Enard excelle à mettre à jour la part sombre de l’être humain, on retrouve dans ce livre des accents de Zone, dont le narrateur-personnage, « rejeton d’Hadès », n’était déjà plus « qu’un fantôme enfermé au royaume des morts »…
« Est-ce un roman ? Est-ce un poème ? »
Telle était la question que Yiğit Bener a posée à Mathias Énard après avoir lu à haute voix un extrait de Déserter. Car l’écriture de Mathias Énard envoûte par son style poétique, surtout dans le récit du soldat, dénué de majuscules, et qui évoque un poème en vers libres :
« avant la guerre c’était un pauvre type d’une famille de pauvres types, dès le premier jour de la guerre il portait une arme, dès le premier jour,
sans uniforme, il portait déjà une arme,
dès la première aube avec d’autres il battait à mort,
dès le premier soleil ils chargeaient sur des camions,
dès le premier soir ils assassinaient en bande. »
Lorsqu’il avait publié Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Énard avait alors expliqué qu’une de clés de son roman résidait dans l’usage de rythmes d’alexandrins. Or, lorsqu’on analyse les phrases de Déserter, en particulier dans le récit du soldat, on y découvre des rythmes empruntés aux vers traditionnels ou des vers libres marqués par les jeux de sonorités particuliers à la poésie. Et si on lit ses poèmes de la Dernière communication à la société proustienne de Barcelone, on se rend compte qu’ils sont très proches de sa prose. Alors, je lui ai posé la question : « Quand vous écrivez un roman, est-ce que vous utilisez consciemment ces rythmes de vers ou êtes-vous tellement imprégné de poésie que vous écrivez comme cela naturellement ? » Mathias Enard s’est contenté de sourire et de répondre par une citation de Chateaubriand. Quoi qu’il en soit, la beauté du texte réside en grande partie dans cet envoûtement incessant opéré par les phrases…
Finalement, ce livre émaillé de réminiscences littéraires -par exemple au poète persan Omar Khayyam- et de références à de tragiques événements historiques, se propose d’observer « ce que la guerre fait au plus intime de nos vies ». Décidément, un roman de Mathias Énard -l’un de mes écrivains actuels fétiches-, est un philtre dont on a du mal à se départir. Les phrases vous poursuivent longtemps après les avoir quittées. Sa prose fonctionne comme une drogue. Une page, deux pages, et vous voilà accro, prêt à lire encore et encore, voire à reprendre la lecture au début, dès le livre refermé…