Les contentieux se sont multipliés ces dernières années sur la sécurité, l’économie et le partage des eaux.
Le Monde, le 23 avril 2024, par Nicolas Bourcier
La visite du président turc Recep Tayyip Erdogan en Irak, lundi 22 avril, suscite l’espoir d’une « nouvelle ère » dans les relations entre la Turquie et l’Irak. Dans une région en pleine reconfiguration, le temps était venu pour les deux voisins de renforcer leur coopération. Depuis la dernière visite de M. Erdogan en Irak, en qualité de premier ministre, en 2011, les contentieux se sont accumulés sur la sécurité régionale, le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate, mais aussi la coopération économique.
Depuis son arrivée à la tête du gouvernement irakien en octobre 2022, Mohammed Chia Al-Soudani a fait de la résolution de ces conflits une priorité, cherchant à bâtir sur les intérêts stratégiques communs. La signature, lundi, d’un accord-cadre stratégique de coopération conjointe, ainsi que de 24 protocoles d’accord dans les domaines de l’énergie, l’eau ou le commerce, place la relation bilatérale sur de nouvelles bases, sans solder encore ces contentieux. Les deux pays partagent des défis sécuritaires et l’impératif de sortir leurs économies du marasme, mais leurs priorités divergent.
Ankara fait de l’élimination du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation qu’elle considère comme terroriste, et qui est réfugiée dans les monts du nord de l’Irak, son objectif premier. Bagdad, à qui la Turquie a longtemps imposé ses vues en jouant de sa rivalité avec Erbil, la capitale du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), veut retrouver sa souveraineté, le contrôle de ses ressources, et sortir son économie de la dépendance à la rente pétrolière.
« J’ai partagé avec mes homologues ma ferme conviction que la présence du PKK sur le territoire irakien prendra fin le plus rapidement, en étant officiellement déclaré organisation terroriste », a plaidé, lundi, M. Erdogan depuis Bagdad. Le président turc aimerait que l’Irak aille au-delà de la simple interdiction du PKK, un premier geste apprécié, consenti en mars. Mais, dans l’esprit de Bagdad, il s’agit plutôt d’empêcher tout militantisme et action armée des membres du PKK, et de leur offrir le statut de réfugiés politiques.
« Opération militaire de grande envergure »
Le gouvernement irakien veut avoir son mot à dire dans les opérations turques en Irak. Il n’a eu de cesse, avec les groupes chiites pro-Iran qui lui sont associés, de dénoncer les violations de sa souveraineté par Ankara. La Turquie a intensifié, ces dernières années, ses opérations contre les cellules du PKK au Kurdistan irakien, et y a installé de nouvelles bases et des avant-postes avec l’appui du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) du clan Barzani, qui gouverne le GRK.
« La Turquie se prépare à une opération militaire de grande envergure et elle ne peut pas le faire seule. Son principal plan est de convaincre Bagdad, l’armée irakienne et aussi les groupes chiites soutenus par l’Iran de participer à une opération militaire contre le PKK », indique la journaliste turque Hediye Levent. L’opération, qui pourrait intervenir d’ici à l’été, vise à créer un couloir de sécurité de 30 à 40 kilomètres de profondeur le long de la frontière commune avec l’Irak, a déclaré, en mars, le ministre turc de la défense, Yasar Güler.
M. Soudani s’est contenté d’évoquer une « coordination sécuritaire bilatérale » qui répondra « aux besoins des deux parties, et permettra de faire face aux défis posés par la présence d’éléments armés, susceptibles de coopérer avec le terrorisme et de violer la sécurité des deux pays ». En mars, le ministre de la défense irakien, Thabet Al-Abbasi, a exclu « des opérations militaires conjointes » contre le PKK, tout en soulignant que Bagdad et Ankara œuvreraient « au lieu et au moment voulus » à la mise en place « d’un centre conjoint de coordination des renseignements ».
Partage des eaux
« La Turquie ne s’attend pas à ce que Bagdad se batte côte à côte dans la lutte contre le PKK. Elle attend un soutien en matière de renseignement, une non-réaction à ses opérations militaires et une dissuasion des structures qui soutiennent le PKK. L’objectif d’Ankara est d’atténuer les critiques concernant la violation de la souveraineté », estime l’expert turc Mehmet Alaca. Ankara dispose déjà de l’appui des peshmergas du PDK en matière de renseignement, mais elle est à couteaux tirés avec l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) du clan Talabani, qu’elle accuse d’« héberger » des éléments du PKK dans les zones sous son contrôle dans la province de Souleimaniyé.
En retour d’une relative coopération sur ce dossier, Bagdad espère des concessions d’Ankara sur un partage équitable des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Les deux fleuves, prenant leur source en Turquie, sont le principal apport en eau douce de l’Irak frappé par une grave sécheresse. Les autorités irakiennes accusent la Turquie d’avoir drastiquement réduit le débit des deux fleuves par la construction de barrages. La Turquie met en cause la responsabilité de Bagdad dans la mauvaise gestion de l’eau. Lundi, les deux pays ont signé un accord-cadre pour une période de dix ans sur une gestion conjointe et équitable des ressources en eau. Le contentieux entre les deux pays est cependant loin d’être soldé.
Le moment fort de la visite a été la signature, en présence de MM. Erdogan et Soudani, par quatre ministres représentant l’Irak, la Turquie, les Emirats arabes unis et le Qatar, d’un « mémorandum d’accord quadripartite » portant sur leur coopération à propos de la « route du développement ». Cet ambitieux projet, une priorité commune pour Bagdad et Ankara, prévoit la construction d’un corridor routier et ferroviaire de 1 200 kilomètres, qui doit relier d’ici 2030 l’Irak à la Turquie, en passant par Bagdad et Mossoul.
Cette « nouvelle route de la soie », telle que l’a présentée M. Erdogan, vise à replacer les deux pays au centre des échanges entre l’Asie et l’Europe, via les pays du Golfe, desquels ils se sont rapprochés ces dernières années. « Ils avaient mis ce projet de côté, mais avec l’apparition de projets concurrents, comme la route Inde-Moyen-Orient-Europe, qui doit contourner l’Irak et la Turquie, il y a une compétition à qui finira le premier », souligne Abbas Kadhim, chargé de l’Irak au cercle de réflexion Atlantic Council, à Washington.
L’autonomie du Kurdistan en péril
Le volume des échanges commerciaux entre les deux pays, qui a atteint près de 20 milliards de dollars (19 milliards d’euros) en 2023, faisant de la Turquie le deuxième partenaire commercial de l’Irak, après la Chine, s’en trouvera renforcé. « L’économie turque est aux abois, cela peut promouvoir l’exportation des produits turcs. Pour l’Irak, c’est une manière de diversifier son économie et ses ressources, hors de la rente pétrolière », estime Sajad Jiyad, expert irakien au sein du centre de réflexion Century Foundation.
La première étape est la construction du port géant de Fao, près de Bassora. Il est prévu que ce port, qui devrait être le plus grand du Moyen-Orient, soit achevé en 2025. Le gouvernement irakien, qui ne peut supporter seul le coût d’un projet à 17 milliards de dollars, a fait appel aux investissements de la Turquie et des pays du Golfe. Il est aussi confronté, souligne Hediye Levent, à « un gros problème de sécurité du fait de la présence du PKK, mais aussi de l’organisation Etat islamique dans la région. » Chose qu’Ankara ne se prive pas de rappeler à Bagdad.
Lundi soir, le président Erdogan s’est rendu à Erbil, avec qui Ankara entretient des relations commerciales et sécuritaires étroites. Signe de l’importance de sa venue, des responsables de toutes les formations politiques kurdes, dont le président Nechirvan Barzani et le vice premier ministre Qubad Talabani, ont accueilli le président turc à l’aéroport, avant son entrevue avec Massoud Barzani, figure tutélaire du PDK.
Cette visite est un geste de soutien bienvenu pour les dirigeants kurdes. « Le PDK craint que les mesures prises par Erdogan avec Bagdad ne détruisent progressivement le caractère autonome du Kurdistan », souligne le journaliste turc Fehim Tastekin. Depuis le référendum – raté – d’indépendance kurde en 2017, Erbil assiste, impuissant, au rapprochement entre la Turquie et l’Irak.
Ankara et Erbil sont en litige avec les autorités irakiennes sur le dossier des exportations de pétrole du Kurdistan irakien vers le port turc de Ceyhan. Ces exportations sont à l’arrêt depuis mars 2023, et un arbitrage international qui a donné raison à Bagdad, qui contestait le droit du GRK d’exporter ce pétrole, sans son aval, depuis 2014. Condamnée à payer 1,5 milliard de dollars de dommages et intérêts à Bagdad, la Turquie lui demande d’effacer l’ardoise. Le gouvernement irakien affirme qu’une solution a été trouvée avec Ankara, mais qu’il reste à solder le contentieux ancien qui l’oppose à Erbil sur le partage des revenus des hydrocarbures.