La démission d’Abdoulaye Bathily de son poste de chef de la mission de l’ONU en Libye illustre l’impuissance de la communauté internationale à stabiliser un pays ouvert aux appétits étrangers et les risques qui en découlent pour l’Europe.
Le Monde, le 22 avril 2024, par Frédéric Bobin
Les démissions d’envoyés des Nations Unies en Libye se suivent et se ressemblent. En annonçant son départ le 16 avril, le Sénégalais Abdoulaye Bathily est le troisième chef de la médiation onusienne à Tripoli à lâcher prise, après le Libanais Ghassan Salamé (2017-2020) et le Slovaque Jan Kubis (2021). Ils se sont tous heurtés à l’impossibilité de promouvoir une solution politique dans cet ex-eldorado pétrolier démantibulé depuis le renversement de Mouammar Kadhafi par une insurrection soutenue par l’OTAN, en 2011. L’adversité sur laquelle ils ont buté est double : la mise en coupe réglée du pays par un cartel de factions armées prédatrices, bloquant toute évolution, et la cacophonie internationale paralysant toute initiative de l’ONU.
Dès la rupture de 2011, la Libye avait été livrée à la rivalité entre Qatar et Émirats arabes unis, qui avaient pourtant fait cause commune contre Kadhafi. Le premier a cherché à promouvoir l’agenda des Frères musulmans drapés dans les couleurs de la « révolution » et les seconds à s’y opposer (avec l’aide des Egyptiens puis des Saoudiens) en recyclant des forces de l’ancien régime. L’affrontement a ouvert une fracture territoriale entre les provinces de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque non encore résorbée, malgré l’accord de cessez-le-feu ayant clos la « bataille de Tripoli » (2019-2020).
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Ce dernier épisode militaire avait marqué un tournant en élargissant le spectre des ingérences étrangères sur une échelle inédite. Les Russes, par le biais des paramilitaires de Wagner, ont épaulé l’offensive du maréchal dissident Khalifa Haftar (l’« homme fort » de l’Est) contre le gouvernement de Tripoli (Ouest), auquel les Turcs ont prêté une assistance vitale. A l’instar du théâtre syrien, la Libye devenait une zone de collision entre Moscou et Ankara autant que de cogestion, une fois le cessez-le-feu d’octobre 2020 acquis sous leur houlette. Depuis, les deux nouveaux « parrains » se partagent sans heurt le butin libyen, où jaillit le pétrole et prospèrent les trafics.
Influence croissante des Emirats arabes unis
Sur le plan militaire, ce condominium russo-turc s’est coulé dans la partition régionale : les forces d’Africa Corps – qui ont succédé aux milices Wagner – sont implantées en Cyrénaïque et au Fezzan (Sud) sous l’ombrelle de Haftar, tandis que les soldats turcs sont installés en Tripolitaine avec l’aval du premier ministre Abdel Hamid Dbeibah. Sur le plan diplomatique toutefois, les deux pays ont des visées plus larges, labourant indifféremment la Cyrénaïque et la Tripolitaine. Moscou a rouvert son ambassade à Tripoli tandis qu’Ankara projette d’ouvrir un consulat à Benghazi. Chacun guigne des contrats tous azimuts.
A court terme, ce croisement des intérêts autour du partage des dépouilles libyennes est un facteur de stabilité. Il vient consolider le « pacte de corruption » – ainsi que le qualifient nombre d’analystes libyens – scellé par les diverses factions libyennes qui s’étaient opposées dans un proche passé. Quand la compagnie aérienne Turkish Airlines rouvre fin mars une ligne Tripoli-Istanbul après dix ans d’interruption, on peut être sûr que les services secrets turcs feront le nécessaire pour que les bisbilles entre les milices de la capitale restent sous contrôle.
Un troisième acteur régional joue un rôle capital dans cette pacification par les affaires : les Emirats arabes unis, dont l’influence est croissante en Libye, à l’Est comme à l’Ouest. Ce sont eux qui ont négocié en coulisse la redistribution interne de la manne pétrolière, facteur décisif de désescalade. Mais ce « self-service » libyen aux effets émollients sur les frictions intestines a des conséquences régionales potentiellement déstabilisatrices. Inexorablement, la Russie enracine sa présence par le biais des « mercenaires » d’Africa Corps, érigeant la Libye en plate-forme de projection sur le Sahel, mais aussi, flux moins connu, vers le Soudan en liaison avec les Emiratis au bénéfice du général « Hemetti ».
Grand bazar
Les transports d’équipements russes acheminés par air et par mer entre la Syrie et la Cyrénaïque (Benghazi et Tobrouk) semblent s’être intensifiés ces derniers mois. Une partie est ensuite dirigée vers Djoufra, district au cœur de la Libye d’où la redistribution s’opère vers le Soudan et le Sahel. Quand on sait que le Tchad, voisin de la Libye, est actuellement l’objet d’intenses convoitises de Moscou, on mesure la menace que fait peser cette rampe de lancement logistique russe en Libye sur ce qui reste d’intérêts français et américains au Sahel.
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Tout aussi préoccupant est le sort que pourrait réserver la Russie à la ville de Syrte, administrée par le camp du maréchal Haftar, où des mouvements inhabituels ont été récemment observés. Charnière de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, située à 600 kilomètres au sud des côtes de la Sicile, la cité portuaire est stratégique. En 2009-2010, la Russie avait proposé à Kadhafi d’y installer une base russe, ce que l’ex-« Guide » libyen avait rejeté à l’issue d’un pénible bras de fer. Si le projet devait être réactivé, le péril serait évident sur le dispositif de l’OTAN en Méditerranée.
Face à cette Libye devenue un grand bazar d’intrusions étrangères, les capitales occidentales ne peuvent opposer que leur influence déclinante. L’Europe, jusque-là absorbée par les risques migratoire (pressant) et djihadiste (contenu), est prise au dépourvu par ce nouvel objet géopolitique qu’est devenue la Libye. Quant aux Américains, ils semblent se réveiller d’un long effacement, mais, faute de meilleurs leviers, sous-traitent en partie aux Turcs (membres de l’OTAN) la tâche de contrer les Russes, au grand dam des Français contempteurs du jeu trouble d’Ankara. Dans ce tableau ébréché de toutes parts, comment une mission de l’ONU pourrait-elle trouver la voie d’un règlement politique ?