Plusieurs avocats de prisonniers kurdes et des députés du parlement turc sont venus à Strasbourg dénoncer l’inaction du Conseil de l’Europe face aux violations des droits de l’homme en Turquie. Des élus français accusent de leur côté la France de complicité pour avoir livré trois militants kurdes au régime d’Erdogan et pour avoir interdit une manifestation kurde prévue à Strasbourg.
L’Humanité, le 21 avril 2024, par Jean-Jacques Régibier
La semaine de rassemblement des Kurdes devant le Conseil de l’Europe avait lieu traditionnellement depuis des années sans poser aucun problème, mais brusquement, la préfecture du Bas-Rhin l’a interdite cette semaine à Strasbourg. Cette manifestation festive (les Kurdes venus des pays européens y jouent de la musique, on y danse et on mange de la cuisine kurde) était aussi organisée pour rappeler que les Kurdes constituent un peuple, qu’ils ont une langue et une culture, et un leader charismatique, Abdullah Ocalan, emprisonné en Turquie depuis maintenant 25 ans et dont les Kurdes réclament la libération avec une détermination fidèle et obstinée depuis un quart de siècle. Cette année, ils devront se taire.
« En limitant arbitrairement la possibilité pour les Kurdes de faire entendre leur voix pacifiquement, les arrêtés préfectoraux portent un coup sévère à notre système démocratique », réagit le PCF du Bas-Rhin qui voit dans cette nouvelle interdiction « la dérive liberticide du pouvoir actuel qui multiplie les entraves à l’exercice des libertés démocratiques, dans le droit fil des arrêtés d’interdiction de manifester pour la Palestine ». Les arguments de la préfecture du Bas-Rhin ne devaient pas être d’une solidité à toute épreuve puisque, suite à un recours gracieux, une journée de rassemblement a tout de même été autorisée lundi, mais interdite pour le restant de la semaine. « C’est absolument scandaleux que des réunions pacifiques et singulièrement lorsque c’est la communauté kurde qui se mobilise, soient interdites. Là encore, on bafoue la liberté de réunion et de manifestation qui est un droit fondamental inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme », ajoute le député FI du Bas-Rhin Emmanuel Fernandes, membre de la Gauche unitaire européenne à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est lui aussi intervenu pour demander à la préfecture de lever l’interdiction du rassemblement kurde.
Un « harcèlement judiciaire et administratif des Kurdes en France »
Cette interdiction de manifester faite aux Kurdes intervient à quelques jours seulement d’une véritable série noire d’expulsions vers la Turquie de jeunes militants kurdes qui demandaient l’asile en France après avoir fui leur pays où ils étaient menacés de prison et de traitements dégradants, comme leurs défenseurs l’ont démontré.
« Il y a un véritable harcèlement judiciaire et administratif des Kurdes en France. Le parquet antiterroriste se saisit d’affaires qui ne relèvent pas du terrorisme, pour venir harceler des militants kurdes dans des procédures humiliantes, alors que ces militants ont toujours combattu le terrorisme. Je rappelle que ce sont les Kurdes qui ont combattu Daech et qui les ont vaincus en Syrie », observe David Andic, l’avocat de Serhat Gültekin, le militant kurde livré à la police d’Erdogan vendredi dernier (12 avril 2024) à la suite d’une série de procédures rocambolesques, alors qu’il est atteint d’une maladie grave. Serhat Gültekin était légalement demandeur d’asile au moment de son expulsion. « Nous avions prouvé la réalité des craintes qu’il avait invoquées s’il était renvoyé en Turquie. Tout ce qu’il a dit était vrai. Il était en attente d’être auditionné par la Cour nationale du droit d’asile. Tout cela, nous l’avons démontré à la Cour administrative qui en a fait fi, et qui élude totalement le risque d’atteinte à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des risques dégradants et inhumains auxquels est exposé Serhat Gültekin, en ordonnant son expulsion », explique l’avocat au Barreau de Paris.
« On viole le droit français, on fait un déni de droit en France, et on viole également le droit international en faisant ce que l’on fait », ajoute David Andic. Comme ses avocats l’avaient annoncé, Serhat Gültekin a été emprisonné à son arrivée en Turquie pour y purger une peine de six ans et trois mois de prison. Deux autres jeunes militants kurdes ont de la même manière été expédiés en Turquie à la suite de procédures françaises qui n’ignoraient pas qu’ils étaient menacés dans leur pays. Ces deux militants – Firaz Korkmaz et Mehmet Kopal – avaient été arrêtés le 26 février dernier pour avoir déplié des banderoles demandant la libération d’Abdullah Ocalan dans un hall d’entrée secondaire du Conseil de l’Europe à Strasbourg, sans aucune violence ni dégradation. Leur avocat, Alexandre André, avait lui aussi dénoncé les conditions des expulsions par la France des deux jeunes militants : Firaz Korkmaz n’ayant jamais reçu la notification de son obligation de quitter le territoire français (OQTF), Mehmet Kopal ayant fait de son côté un recours contre son obligation de quitter le territoire devant la Cour d’appel de Versailles. Tous les deux ont été livrés à la Turquie où ils ont été emprisonnés, le premier le 28 mars, le second le 9 avril. « Aujourd’hui, participer à une manifestation kurde, ça peut vous incriminer, voilà le message que la France est en train d’envoyer », déplore David Andic.
Silence du Conseil de l’Europe
Ces expulsions sont d’autant plus graves que la situation des prisonniers politiques en Turquie ne s’est en rien améliorée, le plus emblématique d’entre eux, Abdullah Ocalan, faisant office d’emblème en matière de déni des droits humains. Un représentant de la famille d’Ocalan et des avocats du leader kurde ont rencontré mercredi les représentants du Comité anti-torture (CPT) qui est chargé en principe par le Conseil de l’Europe de faire respecter les droits internationaux des prisonniers politiques. « Les représentants du Comité anti-torture ont avoué que la situation autocratique qui règne en Turquie avait beaucoup changé en 10 ans, ce qui affecte l’action du Conseil de l’Europe, mais aussi la situation politique en Turquie », témoigne le député turc Omer Ocalan, le neveu d’Abdullah Ocalan, qui participait à la rencontre.
La délégation du Conseil de l’Europe qui s’est rendue en 2022 sur l’île prison d’Imrali où est détenu Abdullah Ocalan n’a toujours pas publié son rapport, en vertu d’un règlement ubuesque qui exige que l’État concerné par le rapport donne son autorisation pour qu’il soit publié, ce que la Turquie refuse toujours de faire. « Le Conseil de l’Europe est la seule institution qui a un rapport avec la prison d’Imrali. Depuis des années, nous demandons qu’il remplisse sa mission de défense des droits de l’homme et des droits des prisonniers, c’est la raison pour laquelle le Conseil de l’Europe existe. Le Comité contre la torture fait très attention à ne jamais sortir du domaine de la diplomatie et de la bureaucratie. Mais pour nous, la situation actuelle à la prison d’Imrali est au-delà de la diplomatie et de la démocratie », explique Özgür Faik Erol, avocat d’Ocalan depuis 17 ans, qui déplore que les institutions internationales comme le Conseil de l’Europe ne soutiennent pas plus les avocats et les personnes qui défendent les prisonniers politiques. « Ils sont au courant qu’ils ne remplissent pas leur mission et clairement, ils ont une responsabilité en cela », ajoute-t-il.
Après un très bref entretien téléphonique avec un membre de sa famille en avril 2021, Ocalan est depuis cette date dans un isolement total, et il n’a pu rencontrer aucun de ses avocats depuis 2011. Ceux-ci ont déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui dépend du Conseil de l’Europe, mais n’ont pour l’instant obtenu aucune réponse.
« La résolution de la question kurde sera une grande avancée pour l’Europe et pour le monde entier, et Ocalan a un rôle central à jouer pour la résolution de la question kurde et pour la paix », estime Faïk Ozgur. Faisant allusion à la situation en Palestine et à Gaza, Omer Ocalan ajoute : « Il y a au Moyen-Orient une richesse de cultures et de croyances. Nous voulons la paix pour les Kurdes comme nous voulons la paix entre Israël et les Palestiniens, et entre tous les pays du monde. Selon notre paradigme, nous voulons que les peuples soient égaux et vivent ensemble en paix. »