L’ampleur de la défaite électorale, particulièrement marquée dans la plus grande ville de Turquie, révèle que Parti de la justice et du développement (AKP) n’a plus grand-chose à proposer au pays, estime Dorothée Schmid, spécialiste des questions méditerranéennes et turques, dans une tribune au « Monde ».
Le Monde, le 3 avril 2024, par Dorothée Schmid
Le paysage politique de la Turquie à l’issue des élections municipales du 31 mars rappelle celui de n’importe quelle démocratie européenne dans les mêmes circonstances. Dans ce pays, où les élections restent disputées, malgré l’inégalité des moyens de campagne et le climat d’intimidation entretenu par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, les électeurs turcs ont fait la différence entre élection nationale et locale.
Alors qu’ils avaient reconduit en 2023 l’AKP et ses alliés ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP) à l’Assemblée et à la présidence, ils ont sanctionné aux municipales un parti en panne de projet. Le Parti républicain du peuple (CHP), parti kémaliste historique, à nouveau chef de file de l’opposition, conserve le trio de tête Ankara, Istanbul et Izmir, gagne Bursa, et rafle des mairies dans des régions conservatrices en Anatolie centrale (Adiyaman) ou sur la mer Noire (Giresun). Le parti Dem (ex-HDP), prokurde, s’impose dans les principales municipalités de l’Est. Les nationalistes dissidents du Bon Parti (Iyi Parti) s’effondrent. Le Yeniden Refah Partisi, nouveau venu islamiste, dépasse le MHP et gagne des villes anatoliennes (Yozgat, Sanliurfa).
Cette déroute confirme l’érosion de l’électorat de l’AKP. Certains, mécontents de la performance économique du gouvernement, se sont abstenus ; et, dans l’ensemble, les électeurs semblent avoir saisi le message du président Recep Tayyip Erdogan, qui a annoncé, voici quelques semaines, son inévitable retrait des affaires. Pourtant, le chef de l’Etat est probablement le plus surpris de tous, tant il pense encore incarner le destin de la Turquie.
Poids personnel
Réélu en 2023, alors que beaucoup le donnaient perdant, il avait immédiatement fait connaître sa priorité : la reconquête d’Istanbul, considérée comme l’enjeu principal de ce scrutin municipal. Erdogan avait donc encore une fois – la dernière, disait-il –, mis tout son poids personnel dans la campagne et s’était montré la veille du scrutin en prière à Sainte-Sophie, redevenue mosquée par ses soins, lieu historique de la revanche sur l’Europe chrétienne et symbole permanent de la confrontation identitaire entre islamistes et laïques.
Cette bataille d’Istanbul, la façon dont elle a été menée et son issue, illustrent les ressorts du système Erdogan et détermineront en grande partie son avenir. Certes, « Istanbul n’est pas la Turquie » : mais cette mise en garde, adressée depuis deux décennies aussi bien aux touristes qu’aux hommes d’affaires étrangers hypnotisés par la masse urbaine et la vitalité culturelle de la ville, dit surtout implicitement la volonté de rééquilibrage portée par l’AKP, parti islamo-conservateur identifié aux Anatoliens de l’Est.
Dans la réalité, Istanbul est bien, et de loin, la ville la plus importante de Turquie : une mégapole au développement territorial incontrôlé, qui compte onze millions de votants, concentre dans son aire d’attraction le tiers de l’économie du pays, et dont l’aura internationale n’a cessé de croître, notamment grâce au dynamisme diplomatique de l’AKP.
Environnement islamique
Surtout, pour le chef d’Etat turc, Istanbul est une affaire personnelle. Stambouliote de naissance, d’une famille originaire de la mer Noire, son parcours illustre le creuset social et ethnique unique qu’est cette ville. Enfant du quartier populaire de Kasimpasa, situé dans le cœur européen d’Istanbul, le « reis » y a grandi dans un environnement islamique dont il veut réimposer les valeurs à tous. Il a fait son apprentissage politique à Istanbul, dont il a été maire entre 1994 et 1998 – son mandat s’est achevé sur une peine de prison pour activités antilaïques.
Il y a posé les bases de sa méthode : pragmatisme et clientélisme, au service d’un réformisme modernisateur imprégné de morale religieuse. Recyclant cette formule magique sur le plan national avec l’AKP depuis le début des années 2000, il était parvenu à ringardiser ses concurrents et à rallier le marais des indécis bien au-delà de l’électorat islamiste stricto sensu, avant que la pulsion autoritaire ne l’entraîne du côté sombre de l’autocratie.
Si Istanbul compte autant pour Erdogan, c’est donc à la fois par sentimentalisme et par nécessité politique. Mais le premier grain de sable était apparu dès 2013 dans la ville chérie : la contestation autour de l’affaire du parc Gezi, un espace vert menacé par la politique urbaine de l’AKP, avait cristallisé dès cette époque la colère autour de la personne d’Erdogan et précipité le resserrement du régime.
Usure de la ficelle nationaliste
En 2016, c’est aussi à Istanbul que s’est joué le sort de la tentative de coup d’Etat militaire qui a conforté la paranoïa du président – la ville est désormais parsemée de mémoriaux confondant la victoire du « reis » contre les félons avec le triomphe de la démocratie. Istanbul est au cœur du récit de conquête et de transformation de l’AKP, et Recep Tayyip Erdogan la considérait comme sa propriété.
En 2019, l’élection à la mairie d’Ekrem Imamoglu, jeune candidat CHP pratiquement inconnu venu d’un district mineur, a été vécue comme un affront et une anomalie. Sa réélection, le 31 mars, avec une large majorité à l’Assemblée métropolitaine, ouvre de nouveaux horizons : la mairie d’Istanbul et sa manne financière sont un tremplin pour la présidentielle, et le charisme et l’intelligence politique d’Imamoglu devraient lui permettre de faire la course en tête – ce qui explique ses déboires judiciaires à répétition, l’AKP ayant pour principal souci de le freiner.
Le raté d’Istanbul démontre l’usure du système Erdogan. Usure programmatique : l’AKP, qui a révolutionné la Turquie sur bien des points, n’a plus grand-chose à proposer. Usure de l’équipe : le président turc resserre sa communauté autour de lui sans désigner clairement de successeur. Son candidat à Istanbul, Murat Kurum, était un apparatchik sans envergure, ancien ministre de l’urbanisation, alors que le scandale des malfaçons dans le BTP est loin d’être éteint. Usure de la ficelle nationaliste aussi : si les partis turcs ne parviennent toujours pas à intégrer la perspective kurde dans leur programme, l’électorat kurde d’Istanbul ne s’y trompe plus. Leur premier adversaire est bien Erdogan.
Dorothée Schmid est responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales. Elle est l’autrice de « La Turquie en cent questions » (Tallandier, édition revue, 2023).