Pour la première fois depuis son accession au pouvoir, l’AKP n’est plus le premier, mais le deuxième parti du pays. Son rival et opposant historique, le Parti républicain du peuple, le très kémaliste et nationaliste CHP, contrôle désormais des dizaines de villes.
Le Monde, le 2 avril 2024, Nicolas Bourcier
Il flotte un vent nouveau sur la Turquie. Un souffle léger à peine perceptible, mais qui finit par saisir, comme par surprise. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, réélu, dimanche 31 mars, avec plus d’un million de voix de différence sur son adversaire du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président Recep Tayyip Erdogan, avait appelé cela, la veille du scrutin, « la brise de la mer Noire et de la mer de Marmara ». Il concluait : « Celle qui vous prendra à la gorge au réveil ce lundi matin, 1er avril, et qui, lorsque vous prendrez votre respiration, vous fera sentir au fond de vous la démocratie, la république et la liberté. »
Prophétique ou non, mais à coup sûr politique et forte, cette parole montre à sa manière et à quel point le vote de dimanche, qui s’est révélé être le pire revers du chef de l’Etat depuis l’accession au pouvoir de son parti en 2002, a provoqué beaucoup plus de surprises qu’on ne s’y attendait. La nuit électorale a déclenché une onde de choc qui, à l’évidence, engage le pays dans une voie nouvelle.
Le résultat des urnes est sans appel : pour la première fois depuis sa création, l’AKP n’est plus le premier mais le deuxième parti du pays. A l’inverse, son rival et opposant historique, le Parti républicain du peuple, le très kémaliste et nationaliste CHP, retrouve pour la première fois depuis 1977 la première place, un rang qu’il va devoir apprendre à gérer.
Des dizaines de villes et d’arrondissements sont tombés dans son escarcelle, bien plus que ne le prévoyaient ses propres dirigeants. Rien qu’à Ankara, le parti obtient 16 des 25 municipalités. Son candidat à la métropole, Mansur Yavas, maire sortant, gagne 10 points par rapport aux élections de 2019. Les candidats CHP aux côtés d’Ekrem Imamoglu remportent, à Istanbul, 26 arrondissements sur 39, soit douze de plus. A Izmir, certes bastion traditionnel du parti, ils sont 28 sur 30 arrondissements et ce, malgré les nombreuses critiques émises contre le choix de certaines candidatures imposées par la direction. Partout, le CHP progresse au-delà même de sa base traditionnelle de la côte ouest, notamment dans les villes au cœur de l’Anatolie et sur la côte de la mer Noire, place forte de l’AKP.
« Reprenons nos esprits »
Depuis lundi, 64 % de la population est ainsi dirigée par des maires CHP. Ce qui représente 80 % de l’économie du pays. En comparaison, les municipalités de l’AKP gouverneront 23 % de la population. Celles du parti pro-kurde DEM (ancien HDP, Parti démocratique des peuples) près de 7 %. Les 6 % restants se partageront entre la formation d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), membre de la coalition gouvernementale, et le parti d’extrême droite islamiste Yeniden Refah (Parti du bien-être social, YRP), ex-allié de l’AKP.
Dans les fiefs de l’AKP, la progression du nouveau frère ennemi YRP est impressionnante : à Sanliurfa, la formation passe de 2,9 % aux législatives de 2023 à 38,9 % ; à Rize de 5 % à 17,7 % et à Konya de 5,1 % à 23,4 %. De quoi rebattre les cartes et bouleverser les plans de gestion locale de la coalition au pouvoir. Il suffit de lire le tweet posté, lundi à 4 heures du matin, par Mehmet Metiner, cofondateur de l’AKP et ancien proche collaborateur d’Erdogan, pour prendre la mesure du désarroi dans le parti face aux résultats : « Cela signifie que, sans le “reis” [le « chef », l’un des surnoms de M. Erdogan], nous sommes condamnés. Reprenons immédiatement nos esprits. Faisons notre autocritique avec courage et revenons au cœur de notre nation. »
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Pour la plupart des commentateurs, cette déroute de l’AKP s’explique largement par la crise économique dans laquelle s’englue le pays. L’écrivain et journaliste Bekir Agirdir a appelé cela « la fatigue des électeurs », confrontés à une accumulation de scrutins auxquels s’ajoutent les difficultés grandissantes du moment. Depuis 2011, les Turcs ont ainsi voté quasiment chaque année sans que rien ne change : le coût toujours plus élevé de la vie n’a eu de cesse de réduire la quantité de nourriture dans les assiettes et de menacer le bien-être des ménages. Au risque d’atteindre le point de rupture.
L’économiste Ugur Gürses, dans une interview accordée, en juillet 2023, au site d’information Arti Gerçek, mettait déjà en garde contre les effets incertains « d’une période de crise devenue chronique » et d’« un choc de l’inflation des prix sans précédent, particulièrement ressenti dans les métropoles ».
A cela est venue s’ajouter l’inévitable usure d’un pouvoir omniprésent. La méfiance et la distance aussi, leurs corollaires, envers les institutions d’électeurs qui ne croient plus en l’équité des processus électoraux depuis 2023. Dimanche, près de 14 millions d’électeurs, sur un total de 61,4 millions, ne sont pas allés voter. Un chiffre relativement important pour la Turquie et composé d’une bonne partie des soutiens traditionnels de l’AKP.
Trois nets vainqueurs
Une partie de ces électeurs a préféré s’abstenir, en envoyant un avertissement, plutôt que de donner un bulletin à une formation adverse. D’autres ont fait le choix du YRP, un parti proche idéologiquement et plus tranché sur les questions de pauvreté et de politique internationale. En prônant une rupture totale des liens avec Israël, son dirigeant, Fatih Erbakan, a indéniablement participé au score de cette formation fondée il y a cinq ans et désormais troisième parti du pays, devant le DEM.
C’est peut-être en raison de ces désaffections, au sein même de sa famille politique, que Recep Tayyip Erdogan, dimanche soir, a tenu non pas un discours de chef de l’Etat mais plutôt celui d’un chef de parti. Le président n’a pas félicité les maires. Depuis le siège de l’AKP, il a déclaré que ce scrutin constituait « non pas une fin, mais un tournant » pour son camp, reconnaissant que « malheureusement nous n’avons pas obtenu les résultats que nous souhaitions ».
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Signe d’une continuité revendiquée, les journaux progouvernementaux ont passé, lundi, quasiment sous silence la défaite de l’AKP. Reprenant la parole du « reis », le quotidien à grand tirage Sabah a simplement titré en « une » : « La démocratie a gagné ».
« Erdogan va s’adapter à cette nouvelle période et travaillera à la revitalisation de son parti », affirme le journaliste Levent Kemal, rappelant que l’AKP avait connu un trou d’air en 2009 avant de se rétablir. « Erdogan a quatre ans, jusqu’en 2028, pour réaliser ce qu’il veut faire, comme modifier la Constitution. Ne disposant pas d’une majorité suffisante, il devra convaincre des députés ou des formations politiques. »
Pour l’heure, du parti CHP sortent trois nets vainqueurs : les maires d’Istanbul et d’Ankara, ainsi que le nouveau président de la formation, Ozgür Ozel. « Outre qu’une cour d’appel doit se pencher sur le cas d’Ekrem Imamoglu, le 25 avril, pour “insultes au Haut Conseil électoral”, rappelle sur le réseau social X l’essayiste et spécialiste de la Turquie Ariane Bonzon, il ne faut jamais sous-estimer la capacité du CHP à s’autosaboter du fait de ses divisions. » Et à gâcher une première brise de printemps.